Jim Harrison, boxeur/VII

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 98-119).

CHAPITRE VII

L’ESPOIR DE L’ANGLETERRE

Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je sentais qu’à chaque instant, il tournait les yeux de mon côté et je me disais avec un certain malaise qu’il commençait déjà à se demander s’il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s’il s’était laissé entraîner à une faute involontaire, quand il avait cédé aux sollicitations de sa sœur et avait consenti à faire voir au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il vivait.

— Vous chantez, n’est-ce pas, mon neveu ? demanda-t-il soudain.

— Oui, monsieur, un peu.

— Voix de baryton, à ce que je croirais ?

— Oui, monsieur.

— Votre mère m’a dit que vous jouez du violon. Ce sont là des talents qui vous rendront service auprès du Prince. On est musicien dans sa famille. Votre éducation a été ce qu’elle pouvait être dans une école de village. Après tout, dans la bonne société, on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et c’est fort heureux pour un bon nombre d’entre nous. Il n’est pas mauvais d’avoir sous la main quelque bribe d’Horace ou de Virgile, comme sub tegmine fagi ou habet fænum in cornu. Cela relève la conversation, comme une gousse d’ail dans la salade. Le bon ton exige que vous ne soyez pas un érudit, mais il y a quelque grâce à laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez-vous faire des vers ?

— Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur.

— Un petit dictionnaire de rimes vous coûtera une demi-couronne. Les vers de société sont d’un grand secours à un jeune homme. Si vous avez de votre côté les dames, peu importe qui sera contre vous. Il faut apprendre à ouvrir une porte, à entrer dans une chambre, à présenter une tabatière, en tenant le couvercle soulevé avec l’index de la main qui la présente. Il vous faut acquérir la façon dont on fait la révérence à un homme, ce qui exige qu’on garde un soupçon de dignité, et la façon de la faire à une femme, où on ne saurait mettre trop d’humilité, sans négliger toutefois d’y ajouter un léger abandon. Il vous faut acquérir avec les femmes des manières qui soient à la fois suppliantes et audacieuses. Avez-vous quelque excentricité ?

Cela me fit rire, l’air d’aisance dont il me fit cette question, comme si c’était là une qualité des plus ordinaires.

— En tout cas, vous avez un rire agréable, séduisant. Mais le meilleur ton d’aujourd’hui exige une excentricité, et pour peu que vous ayez des penchants vers quelqu’une, je ne manquerai pas de vous conseiller de lui laisser libre cours. Petersham serait resté toute sa vie un simple particulier, si on ne s’était pas avisé qu’il avait une tabatière pour chaque jour de l’année et qu’il s’était enrhumé par la faute de son valet de chambre, qui l’avait laissé partir par une froide journée d’hiver avec une mince tabatière en porcelaine de Sèvres, au lieu d’une tabatière d’épaisse écaille. Voilà qui l’a tiré de la foule, comme vous le voyez, et l’on s’est souvenu de lui. La plus petite particularité caractéristique, comme celle d’avoir une tarte aux abricots toute l’année sur votre servante, ou celle d’éteindre tous les soirs votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n’en faut pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma part, ce qui m’a fait arriver où je suis, c’est la rigueur de mes jugements en matière de toilette, de décorum. Je ne me donne point pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par exemple, je vous présente au Prince en gilet de nankin, aujourd’hui : quelles seront à votre avis les conséquences de ce fait ?

À ne consulter que mes craintes, le résultat devait être une déconfiture pour moi, mais je ne le dis point.

— Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle à Londres. Elle sera demain matin chez Brookes et chez White. La semaine prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en gilets de nankin. Un jour, il m’arriva une aventure très pénible. Ma cravate se défit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela ait ébranlé ma situation ? Le soir même, il y avait par douzaines dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate dénouée. Si je n’avais pas remis la mienne en ordre, il n’y aurait pas à l’heure présente une seule cravate nouée dans tout le royaume, et un grand art se serait perdu prématurément. Vous ne vous êtes pas encore appliqué à le pratiquer ?

Je convins que non.

— Il faudrait vous y mettre maintenant que vous êtes jeune. Je vous enseignerai moi-même le coup d’archet. En y consacrant quelques heures dans la journée, des heures qui d’ailleurs seraient perdues, vous pouvez être parfaitement cravaté dans votre âge mûr. Le tour de main consiste simplement à tenir le menton très en l’air, tandis que vous superposez les plis en descendant vers la mâchoire inférieure.

Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait toujours dans ses yeux d’un bleu foncé cet éclair de fine malice qui me faisait juger que cet humour, qui lui était propre, était une excentricité consciente, ayant selon moi sa source dans une extrême sévérité dans le goût, mais portée volontairement jusqu’à une exagération grotesque, pour les mêmes raisons qui le poussaient à me conseiller quelque excentricité personnelle.

Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parlé de son malheureux ami, Lord Avon, le soir précédent, et l’émotion qu’il avait montrée en racontant cette horrible histoire, je fus heureux qu’il battît dans sa poitrine un cœur d’homme, quelque peine qu’il se donnât pour le cacher.

Et le hasard voulut que je fusse à très peu de temps de là, dans le cas d’y jeter un regard furtif, car un événement fort inattendu nous arriva au moment où nous passions devant l’Hôtel de la Couronne.

Un essaim de palefreniers et de grooms arriva à nous.

Mon oncle, jetant les rênes, prit Fidelio de dessus le coussin qu’il occupait sous le siège.

— Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio.

Mais il ne reçut pas de réponse.

Le siège de derrière était vide. Plus d’Ambroise.

Nous pouvions à peine en croire nos yeux, quand nous mîmes pied à terre : il en était pourtant ainsi.

Ambroise était certainement monté à sa place, là-bas à Friar’s Oak, d’où nous étions venus d’un trait, à toute la vitesse que pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il disparu ?

— Il sera tombé dans un accès, s’écria mon oncle. Je rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Où est le patron de l’hôtel ? Là, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus sûr à Friar’s Oak. Qu’il aille de toute la vitesse de son cheval chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise ! Qu’on n’épargne aucune peine ! À présent, neveu, nous allons luncher. Puis, nous monterons au pavillon.

Mon oncle était fort agité de la perte de son domestique, d’autant plus qu’il avait l’habitude de prendre plusieurs bains et de changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage.

Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma mère, je brossai soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible.

J’avais le cœur dans les talons de mes petits souliers à boucles d’argent, à la pensée que j’allais être mis en la présence de ce grand et terrible personnage, le Prince de Galles.

Plus d’une fois, j’avais vu sa barouche jaune lancée à fond de train, à travers Friar’s Oak. J’avais ôté et agité mon chapeau, comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes rêves les plus extravagants, il ne m’était jamais venu à l’esprit que je serais appelé un jour à me trouver face-à-face avec lui et à répondre à ses questions.

Ma mère m’avait enseigné à le regarder avec respect, étant un de ceux que Dieu a destinés à régner sur nous, mais mon oncle sourit quand je lui parlai de ce qu’elle m’avait appris.

— Vous êtes assez grand pour voir les choses telles qu’elles sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage certain que vous vous trouvez dans le cercle intime où j’entends vous faire entrer. Il n’est personne qui connaisse mieux que moi le prince ; il n’est personne qui ait moins que moi confiance en lui. Jamais chapeau n’abrita plus étrange réunion de qualités contradictoires. C’est un homme toujours pressé, quoiqu’il n’ait jamais rien à faire. Il fait des embarras à propos de choses qui ne le regardent pas, et il néglige ses devoirs les plus manifestes. Il se montre généreux envers des gens auxquels il ne doit rien, mais il a ruiné ses fournisseurs en se refusant à payer ses dettes les plus légitimes. Il témoigne de l’affection à des gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son père lui inspire de l’aversion, sa mère de l’horreur, et il n’adresse jamais la parole à sa femme. Il se prétend le premier gentleman de l’Angleterre, mais les gentlemen ont riposté en blackboulant ses amis à leur club et en le mettant à l’index à Newmarket, comme suspect d’avoir triché sur un cheval. Il passe son temps à exprimer de nobles sentiments et à les contredire par des actes ignobles. Il raconte sur lui-même des histoires si grotesques qu’on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule dans ses veines. Et malgré tout cela, il sait parfois faire preuve de dignité, de courtoisie, de bienveillance, et j’ai trouvé en cet homme des élans de générosité qui m’ont fait oublier les fautes qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation qu’il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous-même une opinion.

Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque temps, car mon oncle marchait avec une grande dignité, tenant d’une main son mouchoir brodé et de l’autre balançant négligemment sa canne à bout d’ambre nuageux.

Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaître et se découvraient aussitôt sur son passage.

Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l’enceinte du pavillon, nous aperçûmes un magnifique équipage de quatre chevaux noirs comme du charbon que conduisait un homme d’aspect vulgaire, d’âge moyen, coiffé d’un vieux bonnet qui portait la trace des intempéries.

Je ne remarquai rien, qui pût le distinguer d’un conducteur ordinaire de voitures, si ce n’est qu’il causait avec la plus grande aisance avec une coquette petite femme perchée à côté de lui sur le siège.

— Hallo ! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramène, s’écria-t-il.

Mon oncle fit un salut et adressa un sourire à la dame.

— Je l’ai coupée en deux pour faire un tour à Friar’s Oak, dit-il. J’ai ma voiture légère et deux nouvelles juments de demi-sang, des bai semi-Cleveland.

— Que dites-vous de mon attelage de noirs ?

— Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous ? Ne sont-ils pas diablement chics ? s’écria la petite femme.

— Ils sont d’une belle force, de bons chevaux pour l’argile du Sussex. Les pâturons un peu gros à mon avis. J’aime à faire du chemin.

— Faire du chemin ? s’écria la petite femme avec une extrême véhémence. Quoi ! Quoi ! Que le…

Elle se livra à des propos que je n’avais jamais entendus jusqu’alors même dans la bouche d’un homme.

— Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous aurions commandé, préparé et mangé notre dîner avant que vous soyez là pour en réclamer votre part.

— Par Georges, Letty a raison, s’écria l’homme. Est-ce que vous partez demain ?

— Oui, Jack.

— Eh bien ! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai partir mes bêtes de la place du château, à neuf heures moins le quart. Vous vous mettrez en route dès que l’horloge sonnera. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si vous arrivez seulement à me voir avant que nous passions le pont de Westminster, je vous paie une belle pièce de cent livres. Sinon, l’argent est à moi. On joue ou on paie, est-ce tenu ?

— Parfaitement ! dit mon oncle.

Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc.

Comme je le suivais, je vis la femme prendre les rênes, pendant que l’homme se retournait pour nous regarder et lançait un jet de jus de tabac, comme l’eut fait un cocher de profession.

— C’est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus riches et des meilleurs cochers de l’Angleterre ; il n’y a pas sur les routes un professionnel plus expert à manier les rênes et la langue et sa femme Lady Letty ne s’entend pas moins à l’un qu’à l’autre.

— C’est terrible de l’entendre ? dis-je.

— Oui ! c’est son genre d’excentricité. Nous en avons tous. Elle divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de près, ayez les yeux ouverts et la bouche close.

Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la porte, s’inclinèrent profondément, pendant que nous passions au milieu d’eux, mon oncle et moi, lui redressant la tête et paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de l’assurance, bien que mon cœur battit à coups rapides.

De là, on passa dans un hall haut et vaste, décoré à l’orientale, qui s’harmonisait avec les dômes et les minarets du dehors.

Un certain nombre de personnes s’y trouvaient allant et venant tranquillement, formant des groupes où l’on causait à voix basse.

Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, à figure rouge, qui faisait beaucoup d’embarras, se donnant de grands airs d’importance, accourut au devant de mon oncle.

— J’ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la voix comme s’il s’agissait d’affaires d’État, Es ist vollendet, ça veut tire : j’en suis fenu à pout.

— Très bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu’à mon dernier dîner à Carlton House.

— Ah ! mein Gott, fous croyez que je barle té cuisine. C’est te l’affaire tu brince que je barle. C’est un bedit fol au fent qui faut cent mille livres. Tis pour cent et le double à rembourser quand le Royal papa mourra. Alles ist fertig. Goldsmidt, de la Haye, s’en est charché et le puplic de Hollande a souscrit la somme.

— Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle, pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles à quelque nouvel arrivant. Mon neveu, c’est le fameux cuisinier du prince. Il n’a pas son pareil en Angleterre pour le filet sauté aux champignons. C’est lui qui règle les affaires d’argent du prince.

— Le cuisinier ! m’écriai-je tout abasourdi.

— Vous paraissez surpris, mon neveu ?

— Je me serais figuré qu’une banque respectable…

Mon oncle approcha ses lèvres de mon oreille.

— Pas une maison qui se respecte ne voudrait s’en mêler, dit-il à voix basse… Ah ! Mellish. Le prince est-il chez lui ?

— Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpellé.

— Y a-t-il quelqu’un avec lui ?

— Sheridan et Francis. Il a dit qu’il vous attendait.

— Alors, nous allons entrer.

Je le suivis à travers la plus étrange succession de chambres où brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit l’effet d’être très riche, très merveilleuse, et dont j’aurais peut-être aujourd’hui une opinion bien différente.

Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d’or et d’écarlate. Des dragons et des monstres dorés se tortillaient sur les corniches et dans les angles.

De quelque côté que se portassent nos regards, d’innombrables miroirs multipliaient l’image de l’homme de haute taille, à mine fière, à figure pâle, et du jeune homme si timide qui marchait à côté de lui.

À la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvâmes dans l’appartement privé du prince.

Deux gentlemen se prélassaient dans une attitude pleine d’aisance sur de somptueux fauteuils. À l’autre bout de la pièce, un troisième personnage était debout entre eux sur de belles et fortes jambes qu’il tenait écartées et il avait les mains croisées derrière son dos.

Le soleil les éclairait par une fenêtre latérale et je me rappelle encore très bien leurs physionomies, l’une dans le demi-jour, l’autre en pleine lumière, et la troisième, à moitié dans l’ombre, à moitié au soleil.

Des deux personnages assis, je me rappelle que l’un avait le nez un peu rouge, des yeux noirs étincelants, l’autre une figure austère, revêche, encadrée par les hauts collets de son habit et par une cravate aux nombreux tours. Ils m’apparurent en un seul tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se fixèrent, car je savais qu’il devait être le Prince de Galles.

Georges était alors dans sa quarante et unième année et avec l’aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu paraître moins âgé.

Sa vue suffit à me mettre à l’aise, car c’était un personnage à joyeuse mine, beau en dépit de sa tournure replète et congestionnée, avec ses yeux rieurs et ses lèvres boudeuses et mobiles.

Il avait le bout du nez relevé, ce qui accentuait l’air de bonhomie qui dominait en lui, en dépit de sa dignité.

Il avait les joues pâles et bouffies, comme un homme qui vit trop bien et qui se donne trop peu d’exercice.

Il était vêtu d’un habit noir sans revers, de pantalons en basane très collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies à l’écuyère, et portait une immense cravate blanche.

— Hallo ! Tregellis, s’écria-t-il du ton le plus gai, dès que mon oncle franchit le seuil.

Mais soudain, le sourire s’éteignit sur sa figure et la colère brilla dans ses yeux.

— Qui diable est celui-ci, cria-t-il d’un ton irrité.

Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette explosion était due à ma présence.

Mais son regard allait à un objet plus éloigné ; en regardant autour de nous, nous vîmes un homme en habit marron et en perruque négligée.

Il nous avait suivis de si près que le valet de pied l’avait laissé passer dans la conviction qu’il nous accompagnait.

Il avait la figure très rouge et dans son émotion, il froissait bruyamment le pli de papier bleu qu’il tenait à la main.

— Eh ! mais c’est Vuillamy, le marchand de meubles, s’écria le prince. Comment ? Est-ce qu’on va me relancer jusque dans mon intérieur ? Où est Mellish ? où est Townshend ? Que diable fait donc Tom Tring ?

— J’assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit hors de propos. Mais il me faut de l’argent… Du moins, un acompte de mille livres me suffirait.

— Il vous faut… il vous faut. Vuillamy, voilà un singulier langage. Je paie mes dettes quand je le juge à propos et je n’entends pas qu’on essaie de m’effrayer. Laquais, reconduisez-le. Mettez-le dehors.

— Si je n’ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de votre papa, geignit le petit homme.

Et pendant que le valet l’emmenait, nous pûmes l’entendre répéter au milieu des éclats de rire qu’il ne manquerait pas de soumettre l’affaire au banc de papa.

— Ce devrait être le banc le plus long qu’il y ait en Angleterre, n’est-ce pas, Sherry, répondit le prince, car il faudrait y mettre bon nombre de sujets de Sa Majesté. Je suis enchanté de vous revoir, Tregellis, mais réellement vous devriez bien faire plus d’attention à ceux que vous traînez sur vos jupons. Hier même, nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris à propos de quelques intérêts en retard et le diable sait quoi. Mon brave garçon, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je vous mettrai à la ration, et l’affaire a été réglée.

— Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l’affaire leur était exposée par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan.

Le prince éclata en imprécations contre les Communes avec une énergie sauvage qu’on n’aurait guère attendue de ce personnage à figure haineuse et florissante.

— Que le diable les emporte ! s’écria-t-il. Après tous leurs sermons et m’avoir jeté à la figure la vie exemplaire de mon père, il leur a fallu payer ses dettes à lui, un million de livres ou peu s’en faut, alors que je ne peux tirer d’elles que cent mille livres. Et voyez ce qu’elles ont fait pour mes frères : York est commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je ? Colonel d’un méchant régiment de dragons, sous les ordres de mon propre frère cadet ! C’est ma mère qui est au fond de tout cela. Elle a toujours fait son possible pour me tenir à l’écart. Mais quel est celui que vous avez amené, hein, Tregellis ?

Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer.

— C’est le fils de ma sœur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il vient avec moi à Londres et j’ai cru bien faire en commençant par le présenter à Votre Altesse Royale.

— C’est très bien ! C’est très bien ! dit le prince avec un sourire bienveillant, en me passant familièrement la main sur l’épaule. Votre mère vit-elle encore ?

— Oui, Sir, dis-je.

— Si vous êtes pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous défendiez la glorieuse Constitution anglaise.

Me rappelant avec énergie qu’il s’était emporté contre les Communes, je ne pus m’empêcher de sourire et je vis Sheridan mettre la main devant ses lèvres.

— Vous n’avez qu’à faire cela, à faire preuve de fidélité à votre parole, à éviter les dettes, à faire régner l’ordre dans vos affaires, pour mener une existence heureuse et respectée. Que fait votre père, monsieur Stone ? Il est dans la marine royale ? J’en ai moi-même été un peu. Je ne vous ai jamais raconté, Tregellis, comment nous avions pris à l’abordage le sloop de guerre français La Minerve.

— Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis échangeaient des sourires derrière le dos du prince.

— Il déployait son drapeau tricolore, ici même, devant les fenêtres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n’ai vu une impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que je n’en ai pour souffrir cela. Je m’embarquai sur mon petit canot, vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de quatre à chaque bord et un canon de six à l’avant.

— Et puis, Sir ? et puis ? s’écria Francis, qui avait l’air d’un homme irascible au rude langage.

— Vous me permettrez de faire ce récit de la façon qu’il me convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d’un ton digne. Comme j’allais vous le dire, notre artillerie était si légère que, je vous en donne ma parole, j’aurais pu faire tenir dans une poche de mon habit, notre décharge de tribord et dans une autre, celle de bâbord. Nous approchâmes du gros navire français. Nous reçûmes son feu et nous écorchâmes sa peinture avant de tirer. Mais cela ne servit à rien. Par Georges ! autant eut valu canonner un mur de terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses filets levés, mais nous sautâmes à l’abordage et nous tapâmes du marteau sur l’enclume. Il y eut pour vingt minutes d’un engagement des plus vifs. Nous finîmes par repousser son équipage dans la soute. On cloua solidement les écoutilles et on remorqua le bateau jusqu’à Seaham. Sûrement vous étiez alors avec nous, Sherry ?

— J’étais à Londres à cette époque, dit gravement Sheridan.

— Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis ?

— Je puis me porter garant que j’ai entendu Votre Altesse faire ce récit.

— Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je préfère la rapière. C’est une arme de gentilhomme. Vous avez entendu parler de ma querelle avec le chevalier d’Éon. Je l’ai tenu quarante minutes à la pointe de mon épée chez Angelo. C’était une des plus fines lames de l’Europe mais j’avais trop de souplesse dans le poignet pour lui. « Je remercie Dieu qu’il y ait un bouton au fleuret de Votre Altesse », dit-il, quand nous eûmes fini notre escrime. À propos, vous êtes quelque peu duelliste, Tregellis ? Combien de fois êtes-vous allé sur le terrain ?

— J’y allais d’ordinaire toutes les fois qu’il me fallait un peu d’exercice, dit mon oncle d’un ton insouciant. Mais maintenant, je me suis mis au tennis. Un accident pénible survint la dernière fois que j’allai sur le pré et cela m’en dégoûta.

— Vous avez tué votre homme.

— Non, Sir. Il arriva pis que cela. J’avais un habit où Weston s’était surpassé. Dire qu’il m’allait, ce serait mal m’exprimer : il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m’en a fait soixante depuis cette époque et pas un qui en approchât. La disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la première fois que je le vis, et quant à la taille…

— Mais le duel, Tregellis ! s’écria le prince.

— Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot que j’étais. Il s’agissait du major Hunter des gardes, avec lequel j’avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu’il avait tort d’apporter chez Brook un parfum d’écurie. Je tirai le premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de désespoir. « Touché ! un chirurgien ! un chirurgien ! criaient-ils. — Non ! un tailleur ! un tailleur ! » dis-je, car il y avait un double trou dans les basques de mon chef-d’œuvre. Toute réparation était impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son pareil.

Sur l’invitation du prince, je m’étais assis dans un coin sur un tabouret où je ne demandais pas mieux que de rester inaperçu à écouter les propos de ces hommes.

C’était chez tous la même verve extravagante, assaisonnée de nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une différence : tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours une sorte d’humour dans leurs exagérations, Francis tendait toujours à la méchanceté et le Prince à l’éloge de soi.

Finalement on se mit à parler de musique.

Je ne suis pas certain que mon oncle n’ait habilement détourné les propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui quel était mon goût et voulut absolument me faire asseoir devant un petit piano, tout incrusté de nacre, qui se trouvait dans un coin, et je dus lui jouer l’accompagnement, pendant qu’il chantait.

Ce morceau autant qu’il m’en souvienne, avait pour titre : L’Anglais ne triomphe que pour sauver.

Il le chanta d’un bout à l’autre avec une assez belle voix de basse.

Les assistants s’y joignirent en chœur et applaudirent vigoureusement quand il eut fini.

— Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigté excellent et je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de l’Opéra, disait l’autre jour qu’il aimerait mieux me céder son bâton qu’à n’importe quel autre amateur d’Angleterre. Hello ! Voici Charlie Fox. C’est bien extraordinaire.

Il s’était élancé avec une grande vivacité pour aller donner une poignée de mains à un personnage d’une tournure remarquable qui venait d’entrer.

Le nouveau venu était un homme replet, solidement bâti, vêtu avec une telle simplicité qu’elle allait jusqu’à la négligence.

Il avait des manières gauches et marchait en se balançant.

Il devait avoir dépassé la cinquantaine et sa figure cuivrée aux traits durs était déjà profondément ridée, soit par l’âge, soit par les excès.

Je n’ai jamais vu de traits où les caractères de l’ange et ceux du démon soient si visiblement unis.

En haut c’était le front haut, large du philosophe ; puis des yeux perçants, spirituels sous des sourcils épais, denses.

En bas était la joue rebondie de l’homme sensuel, descendant en gros bourrelets sur sa cravate.

Ce front, c’était celui de l’homme d’État, Charles Fox, le penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti libéral pendant les vingt années les plus hasardeuses de son existence.

Cette mâchoire, c’était celle de l’homme privé, Charles Fox, le joueur, le libertin, l’ivrogne.

Toutefois, il n’ajouta jamais à ses vices le pire des vices, l’hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi à découvert que ses qualités. On eût dit que, par un bizarre caprice, la nature avait réuni deux âmes dans un seul corps et que la même constitution contînt l’homme le meilleur et le plus vicieux de son siècle.

— Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la main et m’assurer que les Tories n’ont point fait votre conquête.

— Au diable, Charlie, vous savez que je coule à fond ou surnage avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig.

Je crus voir sur la figure brune de Fox qu’il n’était pas convaincu jusqu’à ce point-là que le Prince fût aussi constant dans ses principes.

— Pitt est allé à vous, Sir, à ce que l’on m’a dit.

— Oui, que le diable l’emporte, je ne puis me faire à la vue de ce museau pointu qui cherche continuellement à fouiller dans mes affaires. Lui et Addington se sont remis à éplucher mes dettes. Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait du mépris pour moi qu’il ne se conduirait pas autrement.

Je conclus, d’après le sourire qui voltigeait sur la figure expressive de Sheridan, que c’était justement ce qu’avait fait Pitt. Mais ils se jetèrent à corps perdu dans la politique, non sans varier ce plaisir par l’absorption de quelques verres de marasquin doux qu’un valet de pied leur apporta sur un plateau.

Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour à tour l’objet des malédictions du Prince, en dépit des excellents conseils qu’il m’avait donnés vis-à-vis de la Constitution anglaise.

— Et on m’accorde si peu que je suis hors d’état de m’occuper de mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites à payer à de vieux domestiques et autres choses du même genre et j’ai grand-peine à gratter l’argent nécessaire pour ces choses-là. Cependant mon…

En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air important.

— Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt remboursable à la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour vous, ni pour moi, Charlie. Nous commençons à grossir monstrueusement.

— La goutte m’empêche de prendre le moindre exercice, dit Fox.

— Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j’en ôte, plus j’en prends. Vous ne vous douteriez pas à nous voir, Tregellis, que nous ayons été capables de tout ce que nous avons fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh ! Charlie ?

Fox sourit et hocha la tête !

— Vous vous rappelez comment, nous sommes arrivés en poste à Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique, Tregellis. Nous avons enfermé les postillons sous le siège, et nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi le cocher. Un individu n’a pas voulu nous laisser passer par sa barrière sur la route. Charlie n’a fait qu’un bond et a mis habit bas en une minute. L’homme a cru qu’il avait affaire à un boxeur de profession et s’est empressé de nous ouvrir le chemin.

— À propos, Sir, puisqu’il est question de boxeurs, je donne à la Fantaisie un souper à l’hôtel la « Voiture et des Chevaux » vendredi prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez à la ville, on serait très heureux si vous condescendiez à faire un tour parmi nous.

— Je n’ai pas vu une lutte depuis celle où Tom Tyne, le tailleur, a tué Earl, il y a environ quatorze ans. J’ai juré de n’en plus voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole. Naturellement je me suis trouvé incognito aux environs du ring, mais jamais comme Prince de Galles.

— Nous serions immensément fiers, si vous vouliez bien venir incognito à notre souper, Sir.

— C’est bien ! c’est bien ! Sherry, prenez note de cela. Nous serons à Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte de Chester.

— Sir, nous serons fiers d’y voir le comte de Chester, dit mon oncle.

— À propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d’un pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu’y a-t-il de vrai dans cela ?

— Oh ! il ne s’agit que d’un millier de livres contre un millier de livres. Il s’est entiché de ce nouveau boxeur de Winchester, Crab Wilson, et moi j’ai à trouver un homme capable de le battre. N’importe quoi entre vingt et trente-cinq ans, à environ treize stone[1]

— Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince ; qu’il s’agisse d’handicaper un cheval, de tenir une partie, d’appareiller des coqs, de choisir un homme, c’est lui qui a le jugement le plus sûr en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse battre Wilson le Crabe de Gloucester ?

Je fus stupéfait de voir quel intérêt, quelle compétence tous ces grands personnages témoignaient au sujet du Ring.

Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des principaux boxeurs de l’époque, Belcher, Mendoza, Jackson, Sam le Hollandais, — mais encore, il n’y avait pas de lutteur si obscur dont ils ne connussent en détail les prouesses et l’avenir.

On discute les hommes d’autrefois et ceux d’alors. On parla de leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur à frapper, de leur constitution.

Qui donc, à voir Sheridan et Fox occupés à discuter si vivement si Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, était en état ou non de se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu’il avait devant lui le plus profond penseur politique de l’Europe, et que l’autre se ferait un nom durable, comme l’auteur d’une des comédies les plus spirituelles et d’un des discours les plus éloquents de sa génération ?

Le nom du champion Harrison fut un des premiers jetés dans la discussion.

Fox, qui avait une haute opinion des qualités de Wilson le Crabe, estima que la seule chance qu’eût mon oncle, était de réussir à faire reparaître le vieux champion sur le terrain.

— Il est peut-être lent à se déplacer sur ses quilles, mais il combat avec sa tête, et ses coups valent les ruades de cheval. Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la première mais encore la seconde corde et alla tomber au milieu des spectateurs. S’il n’est pas absolument vanné, Tregellis, il est votre espoir.

Mon oncle haussa les épaules.

— Si le pauvre Avon était ici, nous pourrions faire quelque chose grâce à lui, car il avait été le patron de Harrison, et cet homme lui était dévoué. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et maintenant, Sir, je dois vous quitter car j’ai eu aujourd’hui le malheur de perdre le meilleur domestique qu’il y ait en Angleterre et je dois me mettre à sa recherche. Je remercie Votre Altesse Royale pour la bonté qu’elle a eue de recevoir mon neveu de façon aussi bienveillante.

— À vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra quoi qu’il arrive que j’aille à la ville, car il y a un pauvre diable d’officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m’a écrit dans sa détresse. Si je peux réunir quelques centaines de livres, j’irai le voir et je m’occuperai de lui. Maintenant, M. Stone, la vie entière s’ouvre devant vous, et j’espère qu’elle sera telle que votre oncle puisse en être fier. Vous honorerez le roi et respecterez la Constitution, M. Stone. Et puis, entendez-moi bien, évitez les dettes et mettez-vous bien dans l’esprit que l’honneur est chose sacrée.

Et j’emportai ainsi l’impression dernière que me laissèrent sa figure pleine de sensualité, de bonhomie, sa haute cravate, et ses larges cuisses vêtues de basane.

Nous traversâmes de nouveau les chambres singulières avec leurs monstres dorés. Nous passâmes entre la haie somptueuse des valets de pied et j’éprouvai un certain soulagement à me retrouver au grand air, en face de la vaste mer bleue et à recevoir sur la figure le souffle frais de la brise du soir.

  1. Le stone vaut 4 kilogs.