Jocaste (France)/04

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Calmann-Lévy (p. 51-60).

IV


Ils venaient finir l’hiver à Paris. La cour de l’hôtel était pleine de malles, de caisses, de paquets, au milieu desquels madame Groult s’agitait désespérément ; elle portait une camisole d’indienne à petites fleurs et toute sa personne semblait procéder de cette étoffe flasque. Madame Groult, molle et agitée, ressemblait à un paquet de chiffons entraîné par une force invisible. Son visage était perpétuellement noyé dans une sorte de buée ; aussi y portait-elle sans cesse son avant-bras cotonneux. Très timorée, elle maniait les cartons sous la direction expresse de la femme de chambre et se perdait dans les ordres et les contre-ordres que celle-ci, frisée et les brides de son bonnet coquettement rejetées en arrière, lui donnait du bout des lèvres, en faisant des mines aux palefreniers.

Hélène jeta sur un fauteuil sa pelisse de voyage, que M. Haviland vint plier proprement. Impatientée, elle se mit à battre la marche turque sur la vitre. Le dôme des Invalides brillait à peine sous un ciel brumeux. Tout, alentour, était d’un gris morne. Elle s’en alla, fort maussade, dans sa chambre.

Groult annonça M. Fellaire de Sisac. L’homme d’affaires venait en grande hâte saluer son gendre et embrasser sa fille. Il était boutonné jusqu’au cou ; son chapeau, tout sillonné de cassures, ne pouvant plus être traité au fer, l’avait été à l’eau. Il l’avait littéralement arrosé pour en lisser le poil rebelle et le faire reluire une fois encore. Les talons des bottes de M. Fellaire étaient usés d’une manière si oblique et tellement déviés, qu’il était forcé de marcher comme un canard, pour y retrouver son aplomb.

M. Haviland ne lui tendit pas la main. M. Fellaire se donna beaucoup de mal pour échauffer « son cher insulaire, son très honorable gendre ». Avec sa voix métallique, on eût dit qu’il battait le briquet sur un gros caillou. Mais M. Haviland n’étincelait pas. L’agent d’affaires se disait qu’après tout ce diable d’homme était naturellement terne, et il s’obstinait à l’électriser. Comme on ne lui demandait pas où en étaient ses affaires, il s’écria :

— À propos ! Je ne vous dissimulerai pas que j’ai traversé des temps difficiles. J’ai subi ce qu’on peut appeler une crise.

Il ne pouvait guère dissimuler ces sortes de difficultés à M. Haviland, qu’il avait poursuivi pendant quatre ans de ses demandes d’argent. Il lui avait demandé, pendant le siège, par ballon, par pigeon voyageur, par insertions dans le Daily Telegraph, un bon sur un banquier de Paris. M. Haviland avait satisfait à la première demande, puis il n’avait pas même répondu. M. Fellaire s’était présenté rue de la Victoire, chez M. Ch. Simpson, banquier, et avait usé du nom aimé et respecté de son gendre pour emprunter une somme d’argent, recourant ainsi à un artifice qui parut à M. Haviland d’une intolérable incorrection.

Donc M. Fellaire ne dissimulait pas ses embarras. Mais il s’était relevé, disait-il ; il avait en mains une magnifique affaire.

Ayant touché ce sujet, il ajusta ses poings sur ses cuisses et respira longuement ; il prenait son attitude.

— Il s’agit, dit-il, en fixant sur la corniche un regard napoléonien, il s’agit d’une affaire dont le côté essentiellement moralisateur ne vous échappera pas. Il s’agit d’une banque ouvrière fondée sur des bases toutes nouvelles. À une époque où le développement excessif des classes laborieuses devient un embarras pour l’économiste et constitue, si j’ose dire, un danger permanent pour la société tout entière, le besoin se fait sentir d’une institution qui inspire au prolétariat le sentiment de l’épargne. Dégagés désormais des entraves que le précédent gouvernement n’aurait pas manqué de susciter à la fondation d’un établissement de ce genre, il faut agir, et…

À ce moment, M. Fellaire de Sisac vit son lamentable chapeau traîtreusement éclairé par le seul rayon de soleil qu’il y eût dans le salon et peut-être dans tout l’hôtel. Il ajouta d’un ton énergique :

— Et agir vite.

Il demanda ensuite si M. Haviland voulait prendre connaissance des statuts de la Banque ouvrière.

M. Haviland répondit :

— Non !

M. Fellaire de Sisac aurait voulu que M. Haviland se fît une idée générale de la façon dont la banque ouvrière était constituée. Il comptait que son très honorable gendre donnerait des conseils précieux. Enfin, pourquoi ne pas le dire ? L’affaire était digne de l’intérêt des plus gros capitalistes et il se faisait scrupule de ne pas appeler M. Haviland à bénéficier des avantages réservés aux premiers actionnaires de la Banque ouvrière.

Il se tut. M. Haviland sonna son domestique, qui vint en boitant.

— Groult, lui dit-il, ôtez ce cigare.

C’était un cigare de deux sous, éteint et mâchonné, que M. Fellaire de Sisac, en entrant, avait posé sur le bord de la console.

Puis M. Haviland regarda M. Fellaire en face et lui dit :

— Je ne vous donnerai pas de conseils, parce que vous ne m’écouteriez pas. Je ne vous donnerai pas d’argent, parce que vous ne me le rendriez pas. Vous n’êtes pas un gentleman, non ! Je vous prie de ne jamais revenir chez moi, non ! Vous pourrez voir madame Haviland quand il vous plaira, oui !

Et il sortit.

M. Fellaire, étourdi du coup, bouleversé, se sentant un homme fini, eut le courage d’embrasser gaiement sa fille et de lui dire des bagatelles. Elle l’accueillit avec une tendresse d’enfant. Il y avait dans le caractère de cet homme quelque chose de facile qui sympathisait avec la nature paresseuse d’Hélène, et c’était son père enfin. D’un seul coup d’œil de femme, elle vit la chemise effilée sur les bords, la redingote blanchie au collet, le chapeau, toutes les misères de la toilette paternelle. Elle soupçonna la vérité. Mais la voyant soucieuse, il sourit, le pauvre homme ! il allégua des affaires magnifiques qui l’absorbaient. Il s’accusa de se négliger en vieillissant. Il demanda si elle était heureuse. Il lui conseilla de bien aimer son mari. Puis, l’ayant embrassée avec effusion, il redescendit l’escalier d’une allure si lourde qu’il semblait vieilli de dix ans, rapetissé, l’œil morne, le menton pendant, la tête basse sous son éternel chapeau.

Hélène s’aperçut que son mari s’était brouillé avec son père. Bien qu’elle devinât les raisons de cette rupture, elle en sut mauvais gré à son mari. C’est à ce propos que commencèrent les allusions aigres, les querelles sans motif apparent, sans explication possible.

Comme elle était affectueuse par grands élans, elle jeta brusquement toutes ses tendresses perdues sur le neveu de son mari, Georges, adolescent blond et fin, très joli, boudeur et caressant. Georges Haviland, né à Avranches et élevé dans la religion catholique, au milieu de la petite colonie anglaise de cette ville, était orphelin. Son oncle, qui lui fut donné pour tuteur, le plaça comme externe au collège Stanislas. Hélène gâtait Georges avec les meilleures intentions du monde. Elle le peignait elle-même de vingt façons pour voir comment il serait le plus joli.

Elle lui faisait quitter ses devoirs le soir pour l’emmener au concert ou bien au spectacle.

Mais ses journées étaient vides ; elle s’ennuyait, elle pleurait. Elle aurait voulu vivre dans un grenier seule avec son père.

Elle s’échappait et courait en secret chez l’homme d’affaires, qui, pour le moment, était logé dans la rue de Rome, au quatrième étage d’une maison neuve dont il essuyait les plâtres. Ces courses en fiacre l’amusaient beaucoup. Elle baissait sa voilette et tremblait comme pour un rendez-vous. Le logement de son père avait l’aspect d’un logement de garçon ; les pipes traînaient parmi les papiers sur les tables ; le divan était bien fané, mais si accueillant et doux en dépit des ressorts cassés ; Hélène baisait son père sur ses grosses joues lourdes et furetait dans les coins. Quand elle découvrait quelque objet de femme, une ombrelle, une voilette, elle faisait mine de n’en rien voir, pinçait les lèvres et riait des yeux. Son père restait devant elle muet d’amour et d’admiration. Quand elle avait remué les papiers, mangé des gâteaux, bu et ri et bien tiré les favoris de son papa, elle partait avec un gros soupir. Et lui, sur le palier, rajustant sa calotte dérangée par les embrassements, lui disait à l’oreille :

— Aime bien ton mari, aime-le de tout ton cœur.

Alors elle détestait son mari. Tapie au fond du fiacre, elle se le figura devant elle, sur le dos du cocher, avec ses yeux ternes et ses joues sanguinolentes comme une viande mal cuite. Et elle faisait une grimace de dégoût. Y avait-il au fond de son âme, dans la région des anciennes images, une figure à demi effacée, mais aimable, mais chère, la figure d’un absent qui ne revenait pas ? Dans les soupirs de cette femme ennuyée, n’y en avait-il pas qui, poussés vers quelqu’un, allaient loin, bien loin, sans arriver jamais ?

Un jour qu’ayant laissé tomber sur ses genoux, comme un poids trop lourd, une broderie commencée depuis longtemps, elle regardait, avec cette attention obstinée que donne l’ennui, les imperceptibles irrégularités des glaces de la fenêtre, qui faisaient onduler les profils d’architecture vus au travers, sa femme de chambre lui présenta une carte de la part de quelqu’un qui était là et qui demandait à la voir. Ayant vu la carte, elle se leva vite, rajusta les boucles de ses cheveux, les plis de sa jupe et entra dans le salon, ranimée, embellie, avec des grâces de cygne dans le col et un coup de talon souverain dans la traîne de sa robe.