Jocaste (France)/10

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis Jocaste/10)
Calmann-Lévy (p. 112-118).

X


Hélène, sortie de convalescence, n’avait plus qu’une idée : posséder René, le tenir, ne plus le quitter. Il serait son refuge, sa force. Elle comptait bien que les épouvantes ne l’atteindraient plus quand ils seraient tous deux enfermés dans la même chambre. Elle l’épouserait, elle vivrait doucement, chaudement, bien abritée, entre son mari et son père. Tout son passé d’innocence tenait à ces deux hommes. Non, non ! les mauvais rêves ne se glisseraient plus sur l’oreiller qu’elle se ferait avec tant d’amour.

Elle ne savait rien des bruits qui grondaient sourdement contre elle dans le quartier.

Quant au testament de M. Haviland, cet acte, ouvert et lu devant les héritiers par le notaire, ne donna lieu à aucune difficulté. Le défunt laissait en usufruit à Hélène Haviland, née Fellaire, ses biens meubles et immeubles, lesquels devaient revenir, après le décès de l’usufruitière, à Georges Haviland ou à ses héritiers directs, s’il en venait à naître.

Groult était porté sur le testament pour une rente annuelle de douze cents francs.

Le testateur souhaitait expressément que la fortune distincte, claire et liquide, de Georges Haviland, mineur, administrée par lui, le fût à son défaut par son vieil et honorable ami M. Charles Simpson, banquier à Paris.

Mais M. Charles Simpson, atteint d’une affection de la moelle épinière à la suite d’une chute de cheval, ne put accepter la gestion que son ami défunt voulait qu’on lui confiât. M. Fellaire, ayant appris cette difficulté, imagina de se faire agréer aux lieu et place de M. Simpson.

Il témoigna, en diverses circonstances, de la plus vive sollicitude pour la fortune du mineur. Un jour, après le déjeuner, quand on lui apporta le cognac et des cigares, il dit à sa fille :

— Cet enfant-là m’intéresse comme s’il était mon propre fils. C’est plus fort que moi, je me sens pour lui des entrailles de père. Ces sentiments-là ne se commandent pas.

Ayant mis une pyramide de sucre dans son café, il reprit :

— Je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour cet enfant.

Il contempla la pyramide de sucre qui s’effondrait dans la tasse et sourit avec mélancolie à cet écroulement, comme si c’était celui de l’espérance, si amoureusement conçue, d’être utile à Georges Haviland.

Puis il avala le sirop formé par la pyramide éboulée et sourit de nouveau.

Hélène le regardait avec inquiétude. Elle devinait bien ce qu’il allait lui proposer.

Il but un verre de cognac et dit :

— Ce pauvre Simpson est tombé de cheval d’une façon bien malheureuse. Ce que c’est que de nous ! Il n’y a pas un mois qu’il était vigoureux et plein d’intelligence, et le voilà devenu idiot… Quand je dis qu’il était plein d’intelligence, j’exagère. Il n’a jamais su mener grandement les affaires. C’était un esprit timide. Il ne risquait pas.

Et M. Fellaire alluma son cigare en se rengorgeant. Il risquait, lui !

Hélène, visiblement gênée, se taisait. Son père fumait en silence, et, vêtu de noir, correct, massif, semblable dans la fumée à un héros dans les nuages, il figurait bien l’apothéose du financier.

Il reprit :

— Ce Simpson était très froid, très sec. Je me demande s’il aurait jamais eu pour son pupille, notre Georges, un intérêt vraiment paternel.

Puis, incapable de se contenir, il alla droit à ce qu’il voulait. Il dicta lui-même à Hélène une lettre par laquelle elle le proposait aux membres du conseil de famille comme tuteur de Georges Haviland.

Debout, la tête haute, l’index tourné en signe de commandement vers la page commencée :

— Écris, mon enfant, écris, disait-il.

J’ai l’assurance que ce choix aurait reçu l’approbation de mon mari…

Elle hésita devant cet énorme mensonge. Mais, levant les yeux sur son père, elle lui vit un front si tranquille, un air si convaincu, une si digne figure, qu’elle écrivit docilement ce qu’il dictait.

M. Fellaire, planant dans les régions sereines de la paternité adoptive, rayonnait d’un pur éclat.

Il alla mettre lui-même la lettre à la poste. Hélène, restée seule, eut honte et peur d’avoir trahi le mort. Elle pensa : s’il revenait !… Alors elle crut le voir et elle le vit avec une effroyable netteté. Son visage, qui n’exprimait rien, laissait tout entier le mystère de sa pensée. Elle savait bien qu’elle ne le voyait qu’en imagination, mais elle ne pouvait pas ne pas le voir.


M. Fellaire ne put dormir de toute la nuit. Ses idées s’agitaient tumultueusement sous son foulard écarlate. Il se retournait dans son lit et faisait tinter à chaque seconde le verre et la carafe posés avec sa pipe, son bougeoir et ses lunettes sur la table de nuit d’acajou. Ce bruit argentin accompagnait harmonieusement ses pensées. Les actes futurs de sa tutelle intègre lui inspiraient pour lui-même de l’estime par anticipation. Ce n’était pas tout. Il comptait trouver en sa fille un capitaliste docile. Il fonderait enfin sa grande entreprise, le rêve de sa vie ; il mettrait au jour l’enfant de ses veilles, son œuvre : la Fiduciaire, société de prêts sur gages. Le gouvernement ne manquerait pas d’autoriser une société assise sur une base solide de capitaux. La liste des membres du conseil d’administration, choisis parmi des personnes décorées ou titrées, inspirerait de la confiance au numéraire. À ce moment de son rêve, M. Fellaire vit passer dans les rideaux de son lit l’ombre terrible du Phénix de la garde nationale.

Il en sentit au front une sueur froide, sous son triple madras, mais il chassa ce nuage importun. Il contempla de nouveau l’avenir. Il imagina pour la Fiduciaire un emblème d’un grand effet : deux mains terminées par des manchettes de dentelles et se tenant l’une l’autre à poignée. Il voyait déjà cette image symbolique imprimée sur les circulaires et les prospectus, gravée sur les billets, traites, bons, chèques, actions, obligations, livres de souche, et sculptée en pierre dans des proportions colossales sur le fronton même de l’immeuble occupé par la Fiduciaire dans le voisinage du nouvel Opéra. Car la Fiduciaire ne manquerait pas d’acheter un terrain dans ce quartier central et d’y bâtir un hôtel.

La première pointe de jour passa entre les rideaux de la fenêtre, et M. Fellaire aperçut, épars sur les meubles, des mémoires non acquittés de bottiers et de restaurateurs.