Jocaste (France)/03

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 41-50).

III


La maison de la Butte-des-Moulins était tombée ; le mascaron dont une joue était bleue et l’autre jaune s’était émietté sous la pioche. Elle s’était évanouie avec le reste, la petite chambre où le vieux caissier David Ewart fut arrêté pour être conduit au tribunal révolutionnaire et à la guillotine. Pendant quelque temps les nuages de poussière grise qui tournoyaient dans les rues d’alentour portèrent dans les gosiers des hommes et des chevaux les parcelles fort acres de la vieille demeure. Maintenant, ceux qui l’avaient habitée, le teinturier et le serrurier entre autres, n’auraient pu en retrouver l’emplacement exact.

Le domaine de M. Fellaire de Sisac, à Meudon, s’était considérablement accru. La grille, qui serrait jadis le chalet d’assez près, s’était élargie pour contenir le terrain voisin, sur lequel s’éleva aussitôt un petit château gothique avec tourelles, créneaux et machicoulis en brique. Le tout avait un nom : c’était la Villa de Sisac. Le plâtre en était frais encore quand un jour un écriteau pendu à la grille annonça que la maison, le chalet et les dépendances étaient à vendre ou à louer présentement.

Les saisons se succédaient et l’écriteau se balançait au vent. La pluie et le soleil l’avaient ridé et jauni.

Enfin, par des jours d’automne, un silence de désolation s’abattit sur le coteau de Meudon. Puis, à pas lourds, le fusil à l’épaule, le casque de cuir sur la tête, des soldats allemands entrèrent dans le chalet abandonné et y logèrent. Ils firent du feu dans le calorifère avec les planches cirées des parquets. Le toit fut crevé par un obus. Le grand hiver était venu. La France était envahie, Paris assiégé. Dans ce grand écroulement d’un peuple, la fortune de M. Fellaire achevait de s’abîmer.

L’arrêt des travaux d’édilité après la retraite du préfet de la Seine, sous le ministère Chevandier de Valdrôme, avait déjà porté un rude coup au cabinet d’affaires de la rue Neuve-des-Petits-Champs. M. Fellaire, que la chance abandonnait, s’abandonnait aussi. Il cessait de teindre ses favoris, mettait des redingotes poudreuses et portait des lunettes en écaille. Il allait risquer dans les tripots les louis d’aubaine qui lui tombaient encore. Depuis que sa fille ne tenait plus sa maison, il y recevait des filles rousses, peintes, qui chantaient dans les escaliers. On le rencontra un jour aux Folies-Bergère avec une femme à chaque bras. Pendant le siège de Paris, il redevint grave et fonda une société d’assurances sur la vie : le Phénix de la garde nationale. Mais personne n’y fit attention.


Hélène était mariée ; elle voyagea pendant quatre ans ; cette vie aisée et sans soins lui plaisait. Grande, belle, vêtue avec une magnificence sévère, elle était admirée dans les hôtels et dans les casinos, où sa nonchalance lui donnait un air d’aristocratie. Elle s’efforça d’aimer son mari. Mais avec une pleine probité et un haut sentiment de l’honneur, il était affreusement ennuyeux. Il voyait, entendait, disait et accomplissait tout avec une égale gravité. Il n’y avait pour lui ni grandes ni petites choses ; il n’y avait que des choses dignes d’être prises en considération. Après avoir donné des diamants à sa femme, il la torturait naïvement pendant deux heures pour un compte de trois francs qu’elle ne savait pas rendre. Il faisait des largesses d’une façon étroite ; la prodigalité avait chez lui un air d’avarice. Il intervenait dans tous les gaspillages de sa jeune femme, non pour les réduire, mais pour les enregistrer. Il lui permettait d’être dissipatrice, mais à la condition qu’elle accomplît toutes les formalités. Un tiers de sa vie se passait à compter les centimes avec les garçons d’hôtel. Il mettait une obstination invincible à ne pas se laisser voler d’un sou : il s’y fût volontiers ruiné.

D’ailleurs, il calculait tout : les distances à un mètre près, les longitudes, les latitudes, les altitudes, la hauteur barométrique, les degrés du thermomètre, la direction du vent, la position des nuages. À Naples, il cuba le tertre de Virgile.

Il avait la manie de ranger et ne pouvait souffrir qu’un journal restât ouvert sur un canapé. Il exaspérait Hélène en lui remettant vingt fois par jour dans les mains le livre ou la broderie qu’elle avait laissé traîner. Elle se rappelait alors son père, qui oubliait ses cigares sur les bras des fauteuils de damas. Mais cela n’était rien. La grande souffrance d’Hélène était de vivre avec un homme totalement dépourvu d’imagination. Cette faculté était si étrangère à M. Haviland qu’il était incapable de peindre un sentiment ou de donner de l’intérêt à une pensée. Depuis qu’ils étaient mariés, il n’avait jamais ouvert la bouche que pour énoncer un fait précis, direct, immédiat. Sans doute il était amoureux et goûtait profondément la possession de sa femme ; mais son amour était comme une pluie fine, une de ces pluies qu’on n’entend pas, qu’on ne voit pas, qui ne veulent pas cesser, et qui pénètrent, et qui morfondent.

M. Haviland était servi par un domestique qui avait fait deux fois avec lui le tour du monde. Ils étaient inséparables. Ce domestique, nommé Groult, était un Français que M. Haviland avait connu assez jeune à Avranches. Groult n’était pas beau ; il avait les cheveux roux, roides et flambants, et des yeux verts très inquiets ; il boitait. Mais il était d’une propreté exemplaire et remplissait ses fonctions avec une parfaite exactitude. Il était marié ; sa femme, comme lui au service de M. Haviland, restait à Paris et gardait l’hôtel nouvellement bâti sur le boulevard Latour-Maubourg.

M. Haviland s’occupait de chimie et Groult lui servait d’appariteur. M. Haviland se médicamentait quotidiennement et Groult lui tenait sa pharmacie de voyage. Ce Groult était d’une intelligence remarquable. Il manipulait les drogues avec habileté, était adroit dans toutes sortes de métiers et se montrait bon serrurier à l’occasion. Il avait d’horribles mains osseuses avec des pouces énormes, et ces mains-là venaient à bout des ouvrages les plus délicats ; mais bien qu’il fût doué d’une aptitude très singulière pour les arts mécaniques, il n’était pas parvenu à écrire d’une façon tant soit peu lisible. Il s’était fait un alphabet dans lequel il était seul à se reconnaître, et il n’y avait pas moyen de distinguer une lettre ou un chiffre dans les chiffons de papier sur lesquels il griffonnait ses comptes. Son grimoire, ses affreuses pattes, son déhanchement, l’odeur de pharmacie dont il était imprégné, les taches que les oxydes laissaient sur sa peau, le rendaient effroyable aux femmes de chambre et aux cuisinières, qui le nommaient Clochon, avaient peur de lui comme du diable, le jugeaient capable de tout et finalement ne trouvaient rien à lui reprocher. Groult était impeccable.

Hélène, à qui il inspirait une répugnance instinctive, essaya de l’écarter ; mais elle reconnut bientôt qu’il était indispensable et se résigna à le voir clochant sans cesse entre elle et son mari. Il ne parut pas lui garder rancune et ne se départit pas un seul moment envers elle de ses façons de parfait domestique.

La malveillance de madame ne l’avait pas effrayé outre mesure. Il possédait la confiance de son maître et savait que monsieur ne se séparerait pas facilement de lui. Il y avait un lien entre M. Haviland et son domestique Groult. Depuis vingt ans ils cherchaient ensemble Samuel Ewart.


M. Haviland était encore un enfant quand il entendit conter pour la première fois la mort du vieux caissier David Ewart, guillotiné en 1794. Cette sublime obstination d’un brave homme, qui attendit le supplice en tenant les livres que ses patrons lui avaient confiés, parut très louable à l’héritier des Haviland, dont l’esprit honnête et positif était fait pour comprendre un dévouement pratique. Il ne témoigna rien de ce qu’il sentait, mais plus tard, devenu maître de ses actions et de sa fortune, il fit des recherches pour savoir s’il ne restait pas quelque descendant du vieux comptable. Il apprit que Andrew Ewart, arrière-petit-fils en ligne directe de David, était négociant à Calcutta. Andrew s’était en effet marié à une Indienne et associé à un brahmane pour fonder une maison de commerce sous la raison sociale : Andrew Ewart, Liçaliçali et C°. M. Haviland, suivi de Groult, prit le paquebot pour aller trouver Andrew à Calcutta et lui dire : « Votre aïeul est mort au service du mien en parfait gentleman. Permettez-moi de vous serrer la main. Ne puis-je avoir l’avantage de vous servir en quelque chose ? »

Mais quand il arriva à Calcutta, en 1849, il apprit que l’association Andrew Ewart, Liçaliçali et C° était dissoute par suite du décès de M. Andrew, mort en juin 1848, du choléra, laissant une veuve et un fils âgé de quatre ans, nommé Samuel. Mistress Andrew, restée sans fortune, avait quitté la ville avec son petit enfant. M. Haviland ne put retrouver sa trace. Ayant appris que Liçaliçali s’était fixé à l’île Bourbon, il y alla, et trouva le brahmane donnant des leçons d’anglais aux enfants du gouverneur de la colonie. M. Liçaliçali apprit à M. Haviland que la veuve d’Andrew Ewart s’était retirée avec son enfant chez son frère, M. Johnson, ancien officier de Sa Majesté.

M. Haviland n’en put découvrir davantage ; maintenant Samuel Ewart avait vingt-sept ans ; chaque semaine, une annonce insérée dans le Times l’invitait à faire connaître sa résidence à M. Martin Haviland esq., à Paris, et Samuel Ewart ne donnait pas signe de vie.

M. Haviland conduisait depuis vingt-cinq ans ses recherches, sans plus d’ardeur, sans plus de lassitude un jour que l’autre. C’était sa tâche, il la reprenait chaque matin comme un menuisier reprend son rabot. Groult tenait tous les fils de l’affaire et les démêlait adroitement.

Il était particulièrement utile quand il s’agissait d’éconduire un faux Samuel Ewart, car plusieurs aventuriers s’étaient déjà présentés chez M. Haviland comme fils et héritiers du feu Andrew.

La santé de M. Haviland se troubla pendant l’automne de 1871 ; il eut des insomnies et des vertiges. Un jour (c’était au commencement de l’hiver, ils s’étaient établis à Nice, dans la villa des Oliviers), Hélène, qui lisait un roman dans le salon, vit entrer son mari et poussa un cri d’effroi :

— Vos yeux ! dit-elle. Regardez donc vos yeux, là, dans la glace !

Les yeux bleus de M. Haviland étaient devenus noirs. Il avait la bouche frémissante, l’air égaré et il murmurait :

— Il viendra, Sam, Sam Ewart.