Jocaste (France)/08

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Calmann-Lévy (p. 93-97).

VIII


Longuemare, retenu à son hôpital par la visite du matin, qui, à cause d’une épidémie typhique, avait duré plus longtemps qu’à l’ordinaire, n’arriva au cimetière Montparnasse qu’après l’inhumation de M. Haviland. Tout ce qu’il put voir de la cérémonie fut le profil énergique et sombre de M. Fellaire, emporté hors du cimetière par deux chevaux noirs dans une voiture mise à son service par l’administration des pompes funèbres. Rebroussant chemin à cette vue, il passait entre les urnes et les sabliers sculptés sur les piliers de la grille d’entrée, quand il fut arrêté par un petit homme vif qui le traita de revenant, de spectre et de fantôme avec beaucoup de gaieté et qui entonna d’une belle voix grave l’air de Robert : « Nonnes, qui reposez… » C’était son ancien camarade de classes, Bouteiller, qui, célèbre au lycée par son inaptitude aux sciences comme aux lettres, était devenu reporter dans un grand journal. Il venait d’entendre approximativement trois discours prononcés sur la tombe d’un membre de l’Institut. S’attachant au bras de Longuemare :

— Mon bon, lui dit-il, tu dînes avec moi, ce soir, chez Bréval.

Pendant le dîner, Longuemare, profondément agité, mais cachant, selon son habitude, son émotion sous des formes plaisantes, traita plusieurs questions relatives à l’amour et aux femmes, avec des développements scientifiques relevés de calembours transcendants. Ils dînaient au champagne frappé. Bouteiller ne dînait pas autrement. Le champagne était une nécessité professionnelle qu’il subissait. Au reste, il était fort occupé ; il passait en chemin de fer des heures de sa vie qui eussent été plus belles sans cela. Il inaugurait des statues dans toutes les villes de France, suivait le président de la république dans les départements inondés, assistait aux mariages aristocratiques, entendait des conférences sur le phylloxéra, voyait tout et était le moins curieux des hommes. Il n’y avait qu’un lieu dans le monde qui l’intéressât, c’était Chatou, où il avait une maisonnette et une barque. Il ne se souciait que de sa barque et de sa maisonnette, et il devait s’occuper du monde entier. Une usine ne pouvait brûler sans lui. Longuemare en vint naturellement à parler de M. Haviland, de ses habitudes singulières, de sa mort, et, en thèse générale, de l’empoisonnement par la belladone. Pendant ce temps, Bouteiller décrivait sa barque ; ils s’entendaient à merveille.

Vers dix heures, Bouteiller dit :

— Mon bon, je cours au journal ; attends-moi une seconde au café de Suède. J’y ai un rendez-vous.

À onze heures, ils fumaient tous deux devant une table de zinc, dans le bruit et la lumière du boulevard.

Bouteiller disait :

— Vois-tu, mon bon, un aviron un peu court qu’on sent bien dans la main, et surtout bien tranchant du bout et qui coupe l’eau comme un couteau…

Un jeune faubourien en blouse et en casquette s’arrêta devant eux et dit à Bouteiller :

— Ça n’est pas pour cette nuit.

Bouteiller lui donna quarante sous et le renvoya. Il n’avait pas l’air satisfait.

— Un écho que j’avais fait d’avance et qui restera sur le marbre !

Puis, pour éclaircir la chose à son ami, il ajouta :

— Ce jeune voyou que tu as vu sait comment les choses se pratiquent à la Roquette. Il vient de me dire que l’assassin de la rue du Château-des-Rentiers ne sera pas exécuté cette nuit. À propos, toi qui es médecin, dis-moi donc un peu si on souffre encore après qu’on a eu le cou coupé.

— Rien de plus facile que de te renseigner là-dessus, répondit Longuemare.

Et il commença à donner des explications.

— La vie étant une quantité, comme l’a dit Buffon, elle est susceptible d’augmentation ou de diminution. Le « nœud vital » de Flourens est une ânerie. Suis-moi bien… Si je puis dire avec Bichat que la vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort, je dois ajouter que ces forces résistent plus ou moins longtemps à la dissociation finale. La décollation produit une violente syncope et abolit la sensibilité dans des circonstances qu’on peut considérer comme définitives. Mais la vie musculaire persiste. Il ne faut pas confondre…

Bouteiller, désespéré, l’arrêta :

— Non ! non ! J’aime mieux t’avertir tout de suite. Ton explication serait trop longue et je n’y comprends absolument rien. D’ailleurs la science m’a toujours paru terriblement obscure. Il y a des questions, comme celle de l’immortalité de l’âme, par exemple, et celle de l’existence de Dieu, qui sont si ardues !… Heureusement que Dieu n’est pas une actualité… À propos, comment nommes-tu l’Anglais que tu as enterré aujourd’hui ? Il y a un écho, parbleu, dans ce que tu m’as conté, à la condition de broder un peu. Tu disais donc ?…