Jocaste (France)/09

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Calmann-Lévy (p. 98-111).

IX


Groult, ayant ordonné rudement à sa femme de lui faire son sac, partit pour Avranches, où il avait, disait-il, des affaires à régler. Et, dans le fait, il venait d’hériter d’un petit champ dans un endroit voisin. Il descendit dans une auberge du faubourg, à l’enseigne du Cheval-Rouge. On le vit, en compagnie de fermiers et d’éleveurs, verser à la mode du pays des carafons entiers d’eau-de-vie dans sa tasse de café. Il était plus gai, plus ouvert que d’habitude, parlait volontiers, acceptait des politesses et offrait des tournées.

Le mercredi, il prit le train qui le mit à Granville à la tombée du jour, par un affreux temps. Un grain passait, comme disent les marins. Il pleuvait, un vent furieux fouettait les lanternes et gémissait dans les allées. Il se dirigea vers la vieille ville et prit une rue étroite, tortueuse, montante, pleine d’une odeur de marée. Son pied gauche faisait, pour suivre l’autre, le mouvement d’une faux dans les blés, et tout son corps se balançait à chaque pas. Il avançait très vite dans l’ombre, faisait jaillir sous ses pieds l’eau des flaques, grognait et jurait. Il entra sans hésiter dans une misérable boutique d’épicier ornée de deux bocaux de sucreries derrière les petites vitres verdâtres de la devanture, et meublée d’un lit à courtines de cotonnade rouge enfoncé sous l’escalier de bois. La terre battue qui formait le sol était détrempée par endroits et portait des empreintes de semelles ferrées. Il ne vit personne, et, sans s’attarder à attendre l’épicier, il traversa la boutique, qui était la seule entrée de toute la maison.

Il monta l’escalier et frappa à la porte du second étage, à l’endroit où la rampe s’arrêtait. Un petit vieillard, éclairé sous le menton par sa chandelle, examina le visiteur à travers la porte entre-bâillée et le fit entrer dans une chambre encombrée de liasses de papiers déchirés, de registres écornés, de cartons bâillants et crevés, qui laissaient échapper des marges de feuilles marquées de vieux timbres, tout cela pressé, amoncelé et lourd. Sans doute des souris couraient derrière ces tas de papiers et de parchemins, car on entendait des craquements et des froissements tout proches au milieu du bruit lointain et continu du vent dans les cheminées et de la pluie sur les lamelles de pierre de la toiture.

Une couchette maigre et débraillée laissait apercevoir, dans un coin d’ombre, sous des loques pendues, les misères de sa nudité. La poussière revêtait tous les objets d’une teinte uniforme. Et le visage même du locataire semblait enduit de cette couche grise. Il n’avait plus de dents et sa langue était sans cesse occupée à se mouvoir contre ses lèvres molles. Quant à ses prunelles d’un vert pâle, elles faisaient songer, par leur agilité, à ces souris qu’on entendait grignoter dans le mur.

— Eh bien, lui dit Groult en s’asseyant, vous vouliez me parler ? Me voilà. Qu’y a-t-il de nouveau ?

L’autre passa doucement sa langue sur ses gencives et dit avec un accent nasillard et traînant :

— Je suis bien heureux de vous voir, mon bon monsieur Groult. Il y a du nouveau si l’on veut et il n’y en a pas si l’on veut : c’est comme on l’entendra.

Il caressait avec douceur, en parlant, son collier de barbe grise et semblait compter ses mots sur ses poils.

Groult l’interrompit par un grognement d’impatience.

— Eh ! mon Dieu ! dit l’autre, comme vous êtes pressé. Aussi vrai que je me nomme Tancrède Reuline et que vous vous nommez Désiré Groult, je suis disposé à vous instruire de tout ce qui peut vous intéresser. Le père Reuline est connu sur toute la côte depuis la pointe de Carolles jusqu’aux pêcheries de Bréhal. Les grands comme les petits s’adressent à moi. Je fais les affaires de tous ces messieurs. Pas plus tard qu’hier, j’ai recouvré une créance pour le compte de M. de Tancarville. Ah ! mon bon monsieur, c’était une créance quasiment perdue. M. de Tancarville m’a dit, ce sont ses propres paroles : « Reuline, je voulais allumer ma pipe avec. » Tenez, la semaine passée, madame la baronne Dubosq-Marienville…

Groult l’interrompit en frappant un coup de poing sur la table. Reuline remua un moment les lèvres sans parler ; puis il reprit de sa voix traînante et nasillarde :

— Venons-en, s’il vous plaît, à votre affaire. Je suis à vos ordres et nous ne pouvons manquer de nous entendre. Je vous ai fourni l’acte de naissance d’un sieur Samuel Ewart et différents papiers propres à établir l’identité de cette personne. Je vous ai passé ces actes de la main à la main, mon bon monsieur, sans préjuger de l’usage que vous vouliez en faire. Je n’ai agi en cela que dans le but de vous être utile.

— Après ? dit Groult en fronçant les sourcils.

— Espérez un peu, dit le Normand dans son patois, espérez.

Il s’humecta les lèvres et continua :

— Je n’ai pas voulu chercher quelle sorte d’intérêt vous aviez à vous procurer les papiers de Samuel Ewart ; je suis discret, mon bon monsieur. La discrétion est une des vertus cardinales de mon petit métier. Mais supposez que Samuel Ewart soit mort.

— Parbleu ! s’écria Groult, s’il est mort il ne reviendra plus.

Et il éclata de rire.

— Espérez, dit le vieillard (en contemplant les épingles soigneusement piquées à la manche de son habit) ; espérez. Supposons qu’une personne possède un extrait légalisé de son acte de décès — de l’acte de décès de Samuel Ewart, mort à Jersey, sans postérité — et que le détenteur de cette pièce puisse la produire en temps utile.

Groult ouvrit ses deux énormes mains. Il était exaspéré de la trahison de son vieux complice, qui semblait vouloir maintenant rendre inutiles les pièces qu’il lui avait procurées à grands frais.

— Pas de finesse ! dit-il rudement. Marchez droit.

Les prunelles du bonhomme clignaient avec inquiétude, mais sa voix était très calme quand il reprit :

— Tout ce que je vous en dis n’est que pour vous servir. Mais je vois que je vous contrarie. Restons-en là et quittons-nous bons amis.

Il se leva et alla prendre sur un méchant secrétaire de noyer un pot à eau égueulé dans lequel trempait une botte de myosotis.

— Voyez, dit-il en posant le pot sur la table, j’en aurai pour toute la saison. Chaque fois que je passe par Carteret, là-bas, sur la côte, je cueille des myosotis dans le fossé qui borde la propriété de M. de Laigle. J’en tire une botte que j’entortille dans mon mouchoir…

Il passait doucement la main sur les fleurettes bleues pour faire tomber les corolles fanées.

— Pourvu, ajouta-t-il, qu’on ait le soin de tirer les racines avec les tiges, on est certain de voir cette plante-là vivre dans l’eau comme en pleine terre. Eh ! mon Dieu ! je n’ai ni femme ni enfant, ni chien ni chat ; il faut bien s’attacher à quelque chose : j’aime les fleurs.

Groult ne l’écoutait pas ; il se mordait les lèvres et se rongeait les ongles. Puis il fit un soubresaut et s’écria :

— Vous avez l’acte de décès de Samuel Ewart. Donnez-le-moi, il me le faut, je le veux !

Reuline jeta un coup d’œil furtif sur le secrétaire de noyer. Et, enlevant délicatement le pot de myosotis, il le replaça sur le meuble. Puis il s’assit et s’humecta les lèvres.

— Espérez, dit-il, espérez. J’ai cet acte et je ne l’ai pas. Il se peut que je puisse le produire comme il se peut que je ne l’aie pas à ma disposition. Mais raisonnons comme s’il m’était loisible de me le procurer. J’ai appris bien tardivement que M. Haviland (au service de qui vous êtes depuis bien des années, n’est-il pas vrai ?) recherchait ce même Samuel Ewart. Il est bien naturel que je songe à l’obliger à son tour, mon bon monsieur. Il sera bien content d’avoir des nouvelles de ce pauvre Samuel, décédé si malheureusement à Jersey.

Reuline s’arrêta pour observer son homme et voir s’il ne l’avait pas trop exaspéré. Mais Groult répondit tranquillement :

— Si vous vouliez envoyer l’acte à mon maître, il fallait vous dépêcher davantage. Il est mort à l’heure qu’il est, ou peut s’en faut.

L’homme d’affaires se fit avec sa langue une fluxion sur la joue gauche et fixa ses yeux verts sur le domestique avec tout l’empire d’une évidente perspicacité. Groult en ressentit un malaise très sensible.

— Ce pauvre monsieur Haviland ! Ce que c’est que de nous ! Mais comme vous êtes certain, mon bon monsieur, de la mort de votre maître ! Il y a donc, Jésus ! des maladies dont on peut connaître ainsi le terme à l’avance. Hélas ! il faut revenir à notre affaire. M. Haviland laisse des héritiers qui seront certainement bien contents d’apprendre ce que feu Samuel Ewart est devenu. Je n’ai qu’un désir, mon bon monsieur, c’est celui d’obliger le monde.

Groult était redevenu tranquille. La patte d’oie, marquée sur sa tempe, avait une sorte de sourire tout à fait malin.

— Mais, dit-il, les héritiers Haviland ne vous donneront pas deux sous de votre chiffon de papier. Vous seriez vraiment bien bon de le leur envoyer. Quel avantage y auriez-vous ? Donnez-le-moi. Je serai capable même de vous le payer quelque chose, un peu plus tard.

— Doucement ; contez-moi votre petite affaire. Le bonhomme Reuline est discret. Quand je saurai de quoi il retourne, j’aviserai.

— Je n’ai rien à vous conter.

— Eh ! mon Dieu ! je sais ce que c’est, vous êtes timide, mais je vous aiderai. Feu Samuel Ewart est couché sur le testament de ce pauvre M. Haviland pour une somme assez ronde. Muni, comme vous l’êtes, grâce à moi, des papiers qui établissent l’identité du défunt légataire, vous trouverez un jeune homme de bonne volonté qui consentira, moyennant une bonne prime, à se présenter chez le notaire de feu M. Haviland, comme Samuel Ewart lui-même, et à toucher en cette qualité la somme à lui laissée. Eh ! mon Dieu ! ne vous défendez pas ; il ne faut pas laisser l’argent dormir, et puisque ce pauvre Samuel a perdu le goût du pain… Mais, mon bon monsieur Groult, qui vous répondra de la probité de ce Samuel Ewart ? S’il gardait tout pour lui, ce serait bien indélicat de sa part, mais bien déplaisant pour vous. Il faut songer à tout. On voit tant de malhonnêteté en ce bas monde ! Avisez. Soyez prudent. Je ne veux que votre bien.

Le vieil homme passa entre ses lèvres la fine pointe de sa langue de lézard et continua :

— Je vous avertis. Un homme averti en vaut deux. Je connais la personne qui possède l’acte de décès de Samuel Ewart. Cette personne n’est ni un Turc ni un juif. Elle ne vous veut pas de mal ; elle est raisonnable. Voici ce que je suis autorisé à vous dire de sa part : Touchez le legs de Samuel Ewart, et, quand vous l’aurez touché, offrez par mon intermédiaire une part raisonnable à cette personne… non pas une part de la moitié, non… ce serait trop ; il ne faut pas pressurer les gens… mais, comme qui dirait une prime de cinquante pour cent. Sans quoi la personne, agissant contrairement à mes conseils, rendra public l’acte qu’elle possède, ce qui serait bien fâcheux pour vous et me ferait beaucoup de peine.

Groult s’était reculé, ramassé dans l’ombre pendant ce long propos. Il sauta sur l’homme, le prit à la gorge et lui cria :

— Donne l’acte, vieux juif, ou je t’étrangle !

Il était furieux de rencontrer un obstacle qu’il n’avait pas prévu.

Reuline, jaune et maigre, sec et semblant rendre l’âme à chaque souffle, se raidit et résista avec le muscle et la souplesse d’un homme exercé par de fréquentes querelles avec les marins qui lui portaient leur montre en gage pour aller boire. Cette résistance augmenta la fureur de Groult qui vit rouge et tira son eustache. C’était un méchant couteau pointu dont la lame se ramenait sur un manche de buis cerclé d’anneaux de cuivre. Groult l’avait sans cesse dans la main pour son usage personnel et le service d’autrui. Le vieillard, glissant pour se dégager, alla tomber contre l’angle de la cheminée, qui lui fit une blessure au front. Groult, tombé avec lui sans le lâcher, vit de très près d’abord une éraflure blanche, puis le sang qui coulait abondamment. Ce sang et les cris de Reuline lui firent faire le coup de la peur. Avec une lucidité singulière, il choisit sa place et enfonça la lame du couteau dans la poitrine du vieillard. Puis, pendant une minute, qui lui parut indéfiniment prolongée, il ne remarqua rien. L’homme était là, sous son poing, roulant des yeux verts, la bouche ouverte et résistant de tous ses muscles ; puis, après cette minute-là, enfin, il lâcha prise, s’affaissa, ferma et rouvrit convulsivement les mains comme pour saisir quelque chose, et ne bougea plus.

Alors ses traits n’exprimaient plus rien de violent. Il avait l’air de sourire malicieusement dans son sommeil.

Groult fit sauter avec la pointe de son eustache la serrure du secrétaire de noyer et se mit à fouiller. Il remuait des papiers. La flamme de la chandelle presque finie dansait et les souris faisaient craquer le plancher au milieu du silence survenu. Il fouillait les dossiers, les liasses, les chemises, les layettes, et jetait tous les papiers sur le cadavre. Une grande flamme envahit tout d’un coup la chambre. C’était le papier roulé à la base de la chandelle qui s’enflammait. Il fouillait les enveloppes, les cartons, les vieux buvards, les serviettes et les portefeuilles de cuir. Enfin, il trouva un papier timbré qu’il fourra dans sa poche en poussant un grand soupir. Il souffla le chandelier qui fumait comme un lampion et dont la flamme surnourrie de suif fondu se rejeta sur son visage et lui brûla les cils avant de s’éteindre. Puis, ayant pris sa casquette à tâtons, il sortit.

Il hésita un moment sur le palier, monta sans bruit à l’échelle du grenier et regarda par la lucarne qui donnait sur la rue. Il vit, aux reflets de la lumière sur le pavé mouillé, que la boutique de l’épicier n’était pas fermée. Il se blottit derrière des caisses vides et attendit. Il attendit longtemps, les jarrets tremblants, la gorge sèche, les tempes serrées, frissonnant au moindre bruit. Enfin, quand il jugea la maison et la rue bien endormies, il noua à la poulie qui surplombait la lucarne une corde à crochet dont l’épicier se servait pour élever des ballots au grenier et descendit dans la rue avec une agilité de singe.