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Joseph Balsamo/Chapitre VIII

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Michel Lévy frères (1p. 97-103).
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VIII

ATTRACTION.


Gilbert, exclu du salon par l’infériorité de sa position au château de Taverney, avait surveillé toute la soirée les personnages à qui leur rang permettait d’y figurer.

Durant tout le souper, il avait vu Balsamo sourire et gesticuler. Il avait remarqué l’attention dont l’honorait Andrée ; l’affabilité inouïe du baron à son égard ; l’empressement respectueux de La Brie.

Plus tard, lorsqu’on s’était levé de table, il s’était caché dans un massif de lilas et de boules-de-neige, dans la crainte que Nicole, en fermant les volets ou en regagnant sa chambre, ne l’aperçût et ne le dérangeât dans son investigation, ou plutôt dans son espionnage.

Nicole avait en effet opéré sa ronde, mais elle avait dû laisser ouvert un des volets du salon, dont les charnières à moitié descellées ne permettaient pas aux contrevents de rouler sur leurs gonds.

Gilbert connaissait bien cette circonstance. Aussi n’avait-il pas, comme nous l’avons vu, quitté son poste, sûr qu’il était de continuer ses observations quand Legay serait partie.

Ses observations, avons-nous dit ? ― ce mot, peut-être, semblera bien vague au lecteur. ― Quelles observations Gilbert pouvait-il faire ? ne connaissait-il pas le château de Taverney dans tous ses détails, puisqu’il y avait été élevé, les personnages qui l’habitaient sous toutes leurs faces, puisque depuis dix-sept ou dix-huit ans il les voyait tous les jours ?

C’est que ce soir-là Gilbert avait d’autres desseins que d’observer ; il ne guettait pas seulement, il attendait.

Quand Nicole eut quitté le salon en y laissant Andrée, quand, après avoir lentement et négligemment fermé les portes et les volets, elle se fut promenée dans le parterre, comme si elle eut attendu quelqu’un ; quand elle eut plongé de tous côtés de furtifs regards, quand elle eut fait enfin ce que venait de faire et allait faire encore Gilbert, elle se décida à la retraite et regagna sa chambre.

Gilbert, comme on le comprend bien, immobile contre le tronc d’un arbre à moitié courbé, respirant à peine, n’avait pas perdu un des mouvements, pas perdu un des gestes de Nicole ; puis, lorsqu’elle eut disparu, lorsqu’il eut vu s’illuminer la fenêtre des mansardes, il traversa l’espace vide sur la pointe du pied, parvint jusqu’à la fenêtre, s’y accroupit dans l’ombre et attendit sans savoir peut-être ce qu’il attendait, dévorant des yeux Andrée, nonchalamment assise à son clavecin.

Ce fut dans ce moment que Joseph Balsamo entra dans le salon.

Gilbert tressaillit à cette vue, et son regard ardent se concentra sur les deux personnages de la scène que nous venons de raconter.

Il crut voir que Balsamo complimentait Andrée sur son talent, que celle-ci lui répondait avec sa froideur accoutumée ; qu’il insistait avec un sourire, qu’elle suspendait son étude pour répondre et congédier son hôte.

Il admira la grâce avec laquelle celui-ci se retirait. De toute la scène, qu’il avait cru comprendre, il n’avait absolument rien compris, car la réalité de cette scène était le silence.

Gilbert n’avait rien pu entendre, il avait seulement vu remuer des lèvres et s’agiter des bras. Comment, si bon observateur qu’il fût, eût-il reconnu un mystère là où tout se passait naturellement en apparence ?

Balsamo parti, Gilbert demeura non plus en observation, mais en contemplation devant Andrée, si belle dans sa pose nonchalante, puis bientôt il s’aperçut avec étonnement qu’elle dormait. — Il demeura encore quelques minutes dans la même attitude, pour s’assurer bien positivement que cette immobilité était bien du sommeil. ― Puis, lorsqu’il en fut bien convaincu, il se leva tenant sa tête à deux mains, comme un homme qui craint que son cerveau n’éclate sous le flot des pensées qui y affluent ; puis, dans un moment de volonté qui ressemblait à un élan de fureur :

— Oh ! sa main, dit-il ; approcher seulement mes lèvres de sa main. Allons ! Gilbert, allons ! je le veux…

Et cela dit, s’obéissant à lui-même, il s’élança dans l’antichambre et atteignit la porte du salon, qui s’ouvrit sans bruit pour lui comme elle avait fait pour Balsamo.

Mais à peine cette porte fut-elle ouverte, à peine se trouva-t-il en face de la jeune fille sans que rien l’en séparât plus, qu’il comprit l’importance de l’action qu’il allait commettre ; lui, Gilbert, lui, le fils d’un métayer et d’une paysanne, lui, le jeune homme timide, sinon respectueux, qui à peine, du fond de son obscurité, avait osé lever les yeux sur la fière et dédaigneuse jeune fille, il allait toucher de ses lèvres le bas de la robe ou le bout des doigts de cette majesté endormie, qui pouvait en se réveillant le foudroyer de son regard. À cette pensée, tous ces nuages d’enivrement qui avaient égaré son esprit et bouleversé son cerveau se dissipèrent. Il s’arrêta, se retenant au chambranle de la porte, car les jambes lui tremblaient si fort qu’il lui semblait qu’il allait tomber.

Mais la méditation ou le sommeil d’Andrée était si profond, car Gilbert ne savait encore bien précisément si la jeune fille dormait ou méditait, qu’elle ne fit pas un seul mouvement, quoiqu’elle eût pu entendre les palpitations du cœur de Gilbert, que celui-ci essayait vainement de comprimer dans sa poitrine ; il resta un moment debout, haletant ; la jeune fille ne bougea point.

Elle était si belle ainsi, doucement appuyée sur sa main, avec ses longs cheveux sans poudre, épars sur son col et sur ses épaules, que cette flamme assoupie, mais non pas éteinte par la terreur, se réveilla. Un nouveau vertige le prit ; c’était comme une enivrante folie ; c’était comme un dévorant besoin de toucher quelque chose qui la touchât elle-même ; il fit de nouveau un pas vers elle.

Le plancher craqua sous son pied mal affermi ; à ce bruit, une sueur froide perla au front du jeune homme, mais Andrée ne parut pas l’avoir entendu.

— Elle dort, murmura Gilbert. Oh ! bonheur, elle dort !

Mais Gilbert, au bout de trois pas, s’arrêta de nouveau ; une chose semblait l’épouvanter ; c’était l’éclat inaccoutumé de la lampe qui, près de s’éteindre, lançait ses dernières, ces fulgurantes lueurs qui précèdent les ténèbres.

Du reste pas un bruit, pas un souffle dans toute la maison ; le vieux La Brie était couché et sans doute endormi ; La lumière de Nicole était éteinte.

— Allons, dit-il.

Et il s’avança de nouveau.

Chose étrange, le parquet cria de nouveau, et Andrée ne remua point encore.

Gilbert s’étonna de cet étrange sommeil, il s’en effraya presque.

— Elle dort, répéta-t-il avec cette mobilité de la pensée qui fait chanceler vingt fois en une minute la résolution d’un amant ou d’un lâche. — Est lâche quiconque n’est plus maître de son cœur. — Elle dort, ô mon Dieu ! mon Dieu !

Mais, au milieu de toutes ces fiévreuses alternatives de crainte et d’espérance, Gilbert, avançant toujours, se trouva à deux pas d’Andrée. Des lors, ce fut comme une magie ; il eût voulu fuir que la fuite lui eût été impossible ; une fois entré dans le cercle d’attraction dont la jeune fille était le centre, il se sentait lié, garrotté, vaincu ; il se laissa tomber sur ses deux genoux.

Andrée demeura immobile, muette ; on eût dit une statue. Gilbert prit le bas de sa robe et la baisa.

Puis il releva la tête lentement, sans souffle, d’un mouvement égal : ses yeux cherchèrent les yeux d’Andrée.

Ils étaient tout grands ouverts, et cependant Andrée ne voyait pas.

Gilbert ne savait plus que penser, il était anéanti sous le poids de la surprise. Un moment il eut l’effroyable idée qu’elle était morte. Pour s’en assurer, il osa prendre sa main ; elle était tiède et l’artère y battait doucement. Mais la main d’Andrée resta immobile dans la main de Gilbert. Alors Gilbert se figura, enivré sans doute par cette voluptueuse pression, qu’Andrée voyait, qu’elle sentait, qu’elle avait deviné son amour insensé ; il crut, pauvre cœur aveuglé, qu’elle attendait sa visite, que son silence était un consentement, son immobilité une faveur.

Alors il souleva la main d’Andrée jusqu’à ses lèvres, et y imprima un long et fiévreux baiser.

Tout à coup Andrée frissonna, et Gilbert sentit qu’elle le repoussait.

— Oh ! je suis perdu ! murmura-t-il en abandonnant la main de la jeune fille et en frappant le parquet de son front.

Andrée se leva comme si un ressort l’eût dressée sur ses pieds ; ses yeux ne s’abaissèrent pas même sur le plancher où gisait Gilbert à demi écrasé par la honte et la terreur, Gilbert qui n’avait pas seulement la force d’implorer un pardon sur lequel il ne comptait pas.

Mais Andrée, la tête haute, le cou tendu, comme si elle eut été entraînée par une force secrète vers un but invisible, effleura en passant l’épaule de Gilbert, passa outre, et commença de s’avancer vers la porte avec une démarche contrainte et pénible.

Gilbert, la sentant s’éloigner, se souleva sur une main, se retourna lentement et la suivit d’un regard étonné.

Andrée continua son chemin vers la porte, l’ouvrit, franchit l’antichambre et arriva au pied de l’escalier.

Gilbert, pâle et tremblant, la suivait en se traînant sur ses genoux.

— Oh ! pensa-t-il, elle est si indignée qu’elle n’a pas daigné s’en prendre à moi ; elle va trouver le baron, elle va lui raconter ma honteuse folie, et l’on va me chasser comme un laquais !

La tête du jeune homme s’égara à cette pensée qu’il quitterait Taverney, qu’il cesserait de voir celle qui était sa lumière, sa vie, son âme ; le désespoir lui donna du courage ; il se redressa sur ses pieds et s’élança vers Andrée.

— Oh ! pardon, mademoiselle, au nom du ciel ! pardon ! murmura-t-il.

Andrée parut n’avoir point entendu ; mais elle passa outre et n’entra point chez son père.

Gilbert respira.

Andrée posa le pied sur la première marche de l’escalier, puis sur la seconde.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Gilbert ; où peut-elle donc aller ainsi ? Cet escalier ne conduit qu’à la chambre rouge, qu’habite cet étranger, et à la mansarde de La Brie. Si c’était pour La Brie, elle appellerait, elle sonnerait… Elle irait donc… Oh ! c’est impossible ! impossible !

Et Gilbert crispait ses poings de rage à la seule idée qu’Andrée pouvait aller chez Balsamo.

Devant la porte de l’étranger elle s’arrêta.

Une sueur froide coulait au front de Gilbert ; il se cramponna aux barreaux de l’escalier pour ne pas tomber lui-même ; car il avait continué de suivre Andrée. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il croyait deviner lui semblait monstrueux.

La porte de Balsamo était entrebâillée ; Andrée la poussa sans y frapper. La lumière qui s’en échappa éclaira ses traits si nobles et si purs, et tourbillonna en reflets d’or dans ses yeux tout grands ouverts.

Au milieu de la chambre, Gilbert put entrevoir l’étranger, debout, l’œil fixe, le front plissé, et la main étendue avec le geste du commandement.

Puis la porte se referma.

Gilbert sentit ses forces défaillir. Une de ses mains lâcha la rampe, l’autre se porta à son front brûlant ; il tourna sur lui-même comme une roue sortie de l’essieu, et tomba étourdi sur la pierre froide de la première marche, l’œil encore attaché sur cette porte maudite par laquelle venait de s’engloutir tout le rêve passé, tout le bonheur présent, toute l’espérance de l’avenir.