Journal (Eugène Delacroix)/10 décembre 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 292-294).

Samedi 10 décembre. — Chez Chabrier ce soir. Lefebvre parlait de Jomini. Lire ces deux ouvrages : Napoléon au tribunal d’Alexandre et de César et Grandes opérations militaires. Il loue beaucoup le style de Ségur, dans la campagne de 1812. Lire la bataille de Dresde. Belles choses aussi dans la campagne de France. C’est après cette campagne de Dresde, dans laquelle l’Empereur a été vraiment foudroyant et semblable aux Roland et aux Renaud, tant son coup d’œil ou sa présence enfanta des miracles, c’est après cette bataille, qui devait être décisive, qu’une aile de poulet lui donna une indigestion qui paralysa, avec ses facultés, les mouvements de son armée et amena la défaite de Vandamme.

Le bon amiral, qui était là, a la bonté et la bienveillance peintes sur ses traits. Il me disait que la nuit, quand il se réveillait, il était pris d’un horrible découragement. Cela m’a surpris d’un homme qui n’a pas l’air d’être nerveux, C’est une situation commune à presque tous les hommes. Lefebvre est de même. J’étais arrivé dans un état de misanthropie affreuse que j’ai déposé en entrant là (quoique je ne m’y sois pas grandement diverti), et que j’ai repris tout le long du chemin à mon retour.

Je trouvais charmant d’être détesté de tout le monde et d’être en guerre avec le genre humain. On parlait d’excès de travail ; je disais qu’il n’y avait pas d’excès dans ce genre, ou du moins qu’il ne pouvait nuire, pourvu qu’on fît l’exercice que le corps réclame, et surtout qu’on ne menât pas de front le travail avec le plaisir. On dit à ce propos que Cuvier était mort pour avoir trop travaillé : je n’en crois rien. Il avait l’air si fort ! a dit quelqu’un. Point du tout ! il était très maigre et se couvrait d’habits comme le marquis de Mascarille et le vicomte de Jodelet dans les Précieuses. Il voulait être dans une transpiration continuelle. Ce système n’est pas mauvais ; je commence à tourner à cette habitude de me couvrir extrêmement ; je la crois très salutaire pour moi. Cuvier avait la réputation d’aimer les petites filles et de s’en procurer à tout prix ; cela explique la paralysie et tous les inconvénients auxquels il a succombé, plus que les excès de travail.

J’ai vu Norma. J’ai cru que je m’y ennuierais, et le contraire est arrivé ; cette musique, que je croyais savoir par cœur et dont j’étais fatigué, m’a paru délicieuse. La pièce est courte, autre mérite. Mme Parodi m’a fait plus de plaisir que dans Lucrezia ; c’est peut-être parce que depuis mon journal m’a appris qu’elle était élève de Mme Pasta, dont elle rappelle beaucoup de traits. Le public croit regretter la Grisi et lui refuse sa faveur. Souvent mon applaudissement solitaire s’élevait au milieu de la froideur universelle. Mme Monceaux y était, qui se montrait aussi difficile que les autres. Boissard et sa femme étaient aux avant-scènes. J’ai été les voir un moment.