Journal (Eugène Delacroix)/10 mai 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 352-353).

10 mai. — Insipide matinée et mauvaise disposition à l’Hôtel de ville. Discussion dans le Comité pour le projet Stanislas.

En sortant, vu la salle d’Ingres[1]. Les proportions de son plafond sont tout à fait choquantes : il n’a pas calculé la perte que la fuite du plafond occasionne aux figures. Le vide de tout le bas du tableau est insupportable, et ce grand bleu tout uni dans lequel nagent ces chevaux tout nus aussi, avec cet empereur nu et ce char qui est en l’air, font l’effet le plus discordant pour l’esprit comme pour l’œil. Les figures des caissons sont les plus faibles qu’il ait faites : la gaucherie domine toutes les qualités de cet homme. Prétention et gaucherie, avec une certaine suavité de détails qui ont du charme, malgré ou à cause de leur affectation, voilà, je crois, ce qui en restera pour nos neveux.

J’ai été voir mon salon : je n’y ai retrouvé aucune de mes impressions, tout m’y a paru blafard.

Le soir, chez la princesse ; je me suis mis à saigner du nez ; heureusement, cela n’a pas fait scandale. Beau trio de Mozart. Revenu seul par les Champs-Élysées et par un très beau temps.

Rodakowski m’a fait plaisir en exaltant le Massacre, qu’il met au-dessus de tout[2].

J’ai trouvé la place de la Concorde toute bouleversée de nouveau. On parle d’enlever l’Obélisque. Perrier prétendait ce matin qu’il masquait !… On parle de vendre les Champs-Élysées à des spéculateurs ! C’est le palais de l’Industrie qui a mis en goût. Quand nous ressemblerons un peu plus aux Américains, on vendra également le jardin des Tuileries, comme un terrain vague et qui ne sert à rien.

  1. C’est la salle de l’Hôtel de ville que décora Ingres, et au sujet de laquelle nous avons déjà vu un jugement sévère de Delacroix.
  2. Le Massacre de Scio.