Journal (Eugène Delacroix)/10 octobre 1853

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 235-237).

Lundi 10 octobre. — Surpris ce matin, pendant que j’étais en train de peindre, par Mme Villot, Mme Halévy, Halévy[1], ses enfants, Georges et le frère de Mme Villot. Cette invasion dans ma cabane m’a désagréablement surpris et m’a laissé à la fin très satisfait.

J’ai dîné aujourd’hui chez Mme Villot et demain chez Halévy.

Travaillé beaucoup le fond de la Sainte Anne[2] sur un dessin d’arbres d’après nature, que j’ai fait dimanche, sur la lisière de la forêt vers Draveil.

Travaillé au Christ dans la barque, de Petit[3].

Vers deux heures, charmante promenade vers les carrières de Soisy. Revenu par le chêne Prieur et l’allée de l’Ermitage. Beaux effets au chêne Prieur, qui se détachait entièrement en ombre sur l’allée claire et fuyante.

La conversation de ces oisifs est bien ennuyeuse, quand ils se lancent dans les chevaux, les spectacles ; des discussions qui durent une heure sur une bride, une selle, etc.

Faire un Dictionnaire des arts et de la peinture[4] : thème commode. Travail séparé pour chaque article.

Autorités. — La peste pour les grands talents et la presque totalité du talent pour les médiocres. Elles sont des lisières qui aident tout le monde à marcher, quand on entre dans la carrière, mais elles laissent à presque tout le monde des marques ineffaçables. Les gens comme Ingres ne les quittent plus. Ils ne font pas un pas sans les invoquer. Ils sont comme des gens qui mangeraient de la bouillie toute leur vie ; ainsi de suite.

— Dumas, ce matin, commence ainsi l’analyse de la pièce d’Antony, dans la Presse : « Cette pièce a donné lieu à de telles controverses, que je demande la permission de ne pas l’abandonner ainsi ; d’ailleurs, non seulement c’est mon œuvre la plus originale, mon œuvre la plus personnelle, mais encore c’est une de ces œuvres rares qui ont une influence sur leur époque. »

Dîné chez Halévy, à Fromont[5] ; je suis toujours sourd comme un pot : heureusement que l’indisposition va changeant de côté et se porte tantôt à droite, tantôt à gauche. Il y avait là Viegra, Vatel, l’ancien directeur des Italiens, etc. Comment entretiendront-ils cette magnifique habitation ?… Hier, le général Parchappe[6] répondait à mon admiration pour ce beau lieu, en disant que la maison était pitoyable, et qu’il fallait la rebâtir pour la rendre habitable.

  1. Malgré ses relations mondaines avec Halévy, Delacroix conservait toute sa liberté d’appréciation à son égard. Nous avons cité dans notre Étude le fragment de lettre dans lequel Delacroix donne son opinion sur la Juive. Il y félicite le chanteur Nourrit d’avoir « répandu de l’intérêt sur une pièce comme la Juive qui en a grand besoin, au milieu de ce ramassis de friperies qui est si étranger à l’art ».
  2. Ce tableau est connu sous le nom d’Éducation de la Vierge. L’idée première lui en vint à Nohant chez George Sand, et sa correspondance relate les circonstances dans lesquelles il le fit. (Voir Catalogue Robaut, no 1193.)
  3. Le Christ sur le lac de Génézareth. (Voir Catalogue Robaut, no 1214 à 1220.)
  4. Nous trouvons dans un fragment d’album publié dans le livre de M. Piron le passage suivant : « Le titre de dictionnaire est bien ambitieux pour un ouvrage sorti de la tête d’une seule personne et n’embrassant naturellement que ce qu’il est possible à un homme d’embrasser de connaissances ; si l’on ajoute à cela que ses connaissances sont loin d’être complètes et sont même très insuffisantes en ce qui touche un nombre considérable d’objets importants qui ressortent de la matière traitée. » (Eugène Delacroix, sa vie et son œuvre.}
  5. Commune de Ris-Orangis, près de Corbeil.
  6. Le général de division Parchappe avait fait les campagnes du premier Empire, puis les campagnes d’Afrique de 1839 à 1841. Mis à la retraite en 1851, il s’était fait nommer député au Corps législatif.