Journal (Eugène Delacroix)/12 janvier 1856

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 124-125).

12 janvier. — (Le dîner du préfet.) Au lieu de dîner chez le préfet, j’ai été chez Mme Sand, voir au cirque sa pièce de Favilla[1]. Excellente donnée que la pauvre amie n’a pas fait ressortir. Je crois que malgré les belles parties de son talent, elle ne parviendra jamais à faire une pièce[2] ; les situations périssent entre ses mains : elle ne connaît pas le point intéressant. Le point intéressant, tout est là ; elle le noie dans des détails et émousse continuellement l’impression qui devrait résulter de la science des caractères. Cette situation d’un fou aimable, qui se croit le maître d’un château où on le tolère, devait être une excellente occasion de comique ou de pathétique ; elle ne se doute pas le moins du monde de ce qui lui manque.

Cette obstination à poursuivre un talent qui paraît lui être refusé, à en juger par tant de tentatives infructueuses, la classe, bon gré, mal gré, dans un rang inférieur. Il est bien rare que les grands talents ne soient pas portés d’une manière presque invincible vers les objets qui sont de leur domaine : c’est surtout à ce degré que conduit plus particulièrement l’expérience. Les jeunes gens peuvent se tromper pendant quelque temps sur leur vocation, mais non les talents mûris et exercés dans un genre.

  1. Maître Favilla, drame en trois actes, de George Sand, représenté pour la première fois sur le théâtre de l’Odéon le 15 septembre 1855.
  2. Delacroix s’est étendu à maintes reprises sur l’impuissance dramatique de George Sand. (Voir t. II, p. 283.)