Journal (Eugène Delacroix)/12 octobre 1852

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 125-127).

Mardi 12 octobre. — Aujourd’hui, vu Cinna avec Mlle Rachel. J’y avais été pour le costume de Corinne : je l’ai trouvé à merveille. Beauvallet[1] n’est décidément pas mal dans Auguste, surtout à la fin. Voilà un homme qui fait des progrès ; aussi les rides lui viennent, et probablement les cheveux blancs, ce que la perruque d’Auguste ne m’a pas permis de juger.

Comment ! l’acteur qui a toute sa vie, ou du moins pendant toute sa jeunesse, dans l’âge de la force et du sentiment, à ce qu’on dit, été mauvais ou médiocre, devient passable ou excellent, quand il n’a plus de dents ni de souffle, et il n’en serait pas de même dans les autres arts ! Est-ce que je n’écris pas mieux et avec plus de facilité qu’autrefois ? A peine je prends la plume, non seulement les idées se pressent et sont dans mon cerveau comme autrefois, mais ce que je trouvais autrefois une très grande difficulté, l’enchaînement, la mesure s’offrent à moi naturellement et dans le même temps où je conçois ce que j’ai à dire.

Et, dans la peinture, n’en est-il pas de même ? D’où vient qu’à présent, je ne m’ennuie pas un seul instant, quand j’ai le pinceau à la main, et que j’éprouve que, si mes forces pouvaient y suffire, je ne cesserais de peindre que pour manger et dormir ? Je me rappelle qu’autrefois, dans cet âge prétendu de la verve et de la force dé l’imagination, l’expérience manquant à toutes ces belles qualités, j’étais arrêté à chaque pas et dégoûté souvent. C’est une triste dérision de la nature que cette situation quelle nous fait avec l’âge. La maturité est complète et l’imagination aussi fraîche, aussi active que jamais, surtout dans le silence des passions folles et impétueuses que l’âge emporte avec lui ; mais les forces lui manquent, les sens sont usés et demandent du repos plus que du mouvement. Et pourtant, avec tous ces inconvénients, quelle consolation que celle qui vient du travail ! Que je me trouve heureux de ne plus être forcé d’être heureux comme je l’entendais autrefois ! A quelle tyrannie sauvage cet affaiblissement du corps ne m’a-t-il pas arraché ? Ce qui me préoccupait le moins était ma peinture. Il faut donc faire comme on peut ; si la nature refuse le travail au delà d’un certain nombre d’instants, ne point lui faire violence et s’estimer heureux de ce qu’elle nous laisse ; ne point tant s’attacher à la poursuite des éloges qui ne sont que du vent, mais jouir du travail même et des heures délicieuses qui le suivent, par le sentiment profond que le repos dont on jouit a été acheté par une salutaire fatigue qui entretient la santé de l’âme. Cette dernière agit sur celle du corps ; elle empêche la rouille des années d’engourdir les nobles sentiments.

  1. Beauvallet avait débuté à la Comédie-Française le 3 septembre 1830 dans Hamlet, tragédie de Ducis. Le lendemain, M. Charles Maurice écrivait dans le Courrier des théâtres : « Le premier début de M. Beauvallet a été hier des plus insignifiants ; il n’y a rien chez cet acteur qui puisse justifier les prétentions qu’annonce cette tentative. »