Journal (Eugène Delacroix)/12 octobre 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 108-109).

12 octobre. — Je reçois une lettre de Mme de Forget. Elle a voyagé seule dans le Midi et n’a pu me répondre à Strasbourg, vu le peu de temps que je lui donnais.

La mer est plus belle que je ne l’ai encore vue, les lames très espacées et régulières ; je trouve à la jetée John Lemoinne[1], que je ne reconnaissais pas d’abord avec son chapeau de voyage sur les yeux et sa tenue de touriste maritime. Il me dit que le bombardement d’Odessa va faire autant de tort aux Anglais qu’aux Russes, mais que nous les mettons un peu en demeure de s’y porter de bonne grâce.

Je reste longtemps à la jetée, puis longtemps sur le port, où je m’assieds tout simplement sur une échelle, à regarder des pêcheurs et leurs bateaux. Je me reprends d’ardeur pour les étudier : je ne puis me détacher de les regarder.

Dans l’intention de retourner à la jetée et ne voulant pas rentrer, j’entre au Café suisse qui fait le coin de la grande rue et je lis les Débats. Il y avait justement un article de John Lemoinne sur les annonces dans les journaux anglais.

Je vais ensuite aux bains m’informer de Guérin[2]. Il arrive ordinairement le vendredi soir. Jenny était venue avec moi.

Rentré avec elle, après achats divers, et resté à la maison à ne rien faire, à raisonner avec elle et à dormir en attendant le dîner. Au demeurant, bonne vie ; le spectacle de ce port est à tout instant une distraction agréable.

Le soir, après avoir dormi encore, à la jetée. Temps de chien ; on ne jouit que des mugissements de la mer, car on ne voit que de l'écume sur un fond obscur. Nous attendons en vain le bateau à vapeur. La veille, il avait eu des avaries en entrant et avait donné des inquiétudes. Quelle rage pousse ces animaux à voyager justement la nuit, par une mer furieuse, exposés doublement à manquer le port, avec toutes les conséquences de cet accident ? Il faut être Anglais, et malheureusement nous le devenons, pour avoir cette méthodique frénésie ; plutôt que de perdre une heure, c’est-à-dire de respirer, de manger, de vivre à son aise pendant cette heure. Le temps perdu pour eux est celui qu’ils donnent à vivre tranquilles ou à s’amuser.

En repassant sur le port, j’examine encore les bateaux qui s'élèvent et s’abaissent avec le flot.

  1. John Lemoinne (1814-1892), qui était entré à vingt-six ans à la rédaction du Journal des Débats, était un des plus brillants journalistes de l'époque.
  2. Le chirurgien Jules Guérin. (Voir t. II, p. 427 et note.)