Journal (Eugène Delacroix)/13 octobre 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 109-111).

13 octobre. — J'écris à Mme de Forget :

« J’ai revu aussi avec plaisir le Midi, non pas la Provence, ni le Languedoc, mais le Périgord, l’Angoumois, pays chers à mon enfance et à ma première jeunesse, et qui sont le Midi sous beaucoup de rapports. J’y ai retrouvé des sensations de cet heureux temps et qui m’ont rappelé des êtres aimés et disparus. J’y ai fait une expérience qui m’afflige un peu : c’est que ces pays ne me vont plus, au moins sous un rapport essentiel ; la chaleur, le soleil, me fatiguent et me sont nuisibles ; j’en ai souffert, et cela à une époque de l’année où ces inconvénients sont ordinairement un peu diminués. La Normandie me va mieux : Dieppe en ce moment est adorable ; on n’y rencontre personne, et la mer y devient de plus en plus intéressante ; on y est même fort mouillé en ce moment où je vous écris, ce qui semble devoir compléter le bonheur d’un homme qui a peur du soleil.

Nous nous raconterons tous nos accidents. Je vous ai dit une partie des miens dans la première partie de mon voyage. Si l’on veut voyager, il faut absolument consentir à souffrir beaucoup d’inconvénients ; on a même parfois des accès d’une rage comique qu’on se rappelle sans amertume, mais qui vous désespèrent dans leur temps.

Je vais reprendre ma vie de Paris, qui a bien, elle aussi, ses inconvénients, quoique j’en aie philosophiquement supprimé un bon nombre à tort ou à raison, grâce à un peu plus d’indépendance ou de sauvagerie, qualités ou défauts qui sont devenus ma nature même. »

— Je vais voir Guérin vers une heure. Nous causons longuement : il me parle beaucoup de Chopin, qu’il a connu ; de Mme Sand, qu’il voudrait connaître ; de Rousseau et de Lamartine, qu’il aime, malgré son histoire de César, dont il me parle, laquelle est faite, me dit-il, en vue de rabaisser César, comme il lui est arrivé déjà de rabaisser Napoléon, qu’il déteste. Guérin attribue à un ridicule ce sentiment décrire ces diatribes contre des colosses comme Napoléon et César, et je crois qu’il a raison.

Je le quitte pour aller à Saint-Jacques revoir le croquis que j’en avais fait l’année dernière ; j'étais entré un moment à Saint-Remi, que j’aime toujours ; j’entendais chanter du dehors : il y avait des chantres en chape de cérémonie, le curé, tout le personnel occupé à chanter des litanies devant un seul auditeur, qui était un garçon de quinze ans. J’ai trouvé la même singularité à Saint-Jacques.

Le soir, paresse pour sortir, et mauvais temps.