Journal (Eugène Delacroix)/14 mai 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 193-194).

Samedi 14 mai. — J’ai beaucoup travaillé toute la matinée à extraire des notes, pour la partie historique du Poussin. Il y a peu de jours où je me livre à ce travail avec beaucoup d’entrain ; d’autres où il me répugne horriblement. Quoi qu’il en soit, je persévère et j’espère que j’en viendrai à bout : ce sera une raison de rester ici un peu davantage.

Vers trois heures, j’ai fait une promenade à travers le village, pour aller à l’autre extrémité ; je comptais, en passant, voir le maire et acheter des cigares ; je n’ai eu de succès que dans cette dernière tentative ; mais j’ai fait en chemin toutes sortes de rencontres, qui m’ont donné de l’ennui, parce quelles me présagent la fin de la tranquillité dont je jouis. Toute la maison Barbier va venir demain, et s’installer pour deux jours ; Mme Villot peut-être demain… Que le ciel les conduise !

— L’entrée de la forêt, celle que je prenais quand j’étais dans mon premier logement, m’a paru charmante, surtout l’allée qui conduit au chêne d’Antain. Les coupes qu’on a faites à droite et à gauche, et qui vont s’étendre encore, malheureusement, donnent des aspects qui varient toute cette partie.

Le soir, descendu vers la rivière, et promenade au bord de l’eau, en allant vers le pont. J’étais ravi de la grandeur et de l’aspect paisible de cette eau : jamais je ne l’avais vue si pittoresque. Du côté du couchant, elle rappelait tout à fait les teintes à la Ziem… Quelques tours encore dans le jardin, par un petit clair de lune, qui se confondait avec le jour finissant.

J’ai trouvé dans cette promenade solitaire quelques instants de bonheur. Les sentiments mélancoliques qu’inspire le spectacle de la nature m’ont paru, plus que jamais, au bord de cette rivière, une nécessité de notre être. Ce sentiment mal défini, que chaque homme peut-être a cru lui être particulier, s’est trouvé avoir un écho chez tous les êtres sensibles. Les modernes n’ont eu que le tort de lui faire tenir trop de place dans leurs compositions ; aussi les poètes des contrées du Nord, les Anglais particulièrement, sont-ils les pères du genre. Tout porte à la rêverie chez eux : les mœurs plus recueillies, et la nature plus sévère dans son aspect.