Journal (Eugène Delacroix)/16 octobre 1848

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 398-400).

Mardi 16 octobre. — J’ai été seul avant déjeuner sur la route de Fécamp. J’ai voulu grimper dans le petit bois à gauche et dans les jolies prairies où sont les sapins. Arrêté par les haies et les clôtures, à chaque pas. Le peuple qui sera toujours en majorité, se trompe en croyant que les grandes propriétés n’ont pas une grande utilité ; c’est aux pauvres gens qu’elles sont utiles, et le profit qu’ils en retirent n’appauvrit pas les riches, qui les laissent profiter de petites aubaines qu’ils y trouvent.

Le laisser-aller du bon cousin faisait le bonheur des pauvres ramasseurs de fougère et de branches sèches ; les petits bourgeois enrichis s’enferment chez eux et barricadent partout les avenues. Les pauvres, privés complètement de ce côté, ne profitent même pas des droits dérisoires que leur donne l’État républicain.

Bornot me donnait, à déjeuner, le résultat de l’élection pour un député dans le canton. Sur 4,360 inscrits, à peine 1,600 ont pris part au vote. A Limpiville, personne ne se présentait ; le maire désolé a appelé les citoyens par toutes les manières. Dans d’autres communes, c’était à peu près de même, et cependant le vote a lieu le dimanche.

En revenant, déjeuné. J’ai traversé la vallée vers le moulin, qui est à cheval sur la rivière, qu’on passe sur une planche. Revu le chemin qu’on prenait si souvent derrière le lavoir ; là, les bois de B… enceints encore d’un fossé. Nouvelles réflexions analogues à celles ci-dessus. Le chemin, à partir du lavoir pour rentrer à la maison, ne passe plus le long des murs. Tout cela est refait à la Louis-Philippe.

Bornot me rappelait que c’est à ce lavoir que j’embrassais la petite femme du maçon, qui était si gentille, et qui venait de temps en temps rendre ses devoirs au vieux cousin[1].

— A Fécamp, avec toutes ces dames, chez le bijoutier, pâtissier, papetier ; acheté un carton.

Vu l’église auparavant. J’avais oublié son importance. Charmantes chapelles autour du chœur, séparées par des clôtures à jour d’un charmant goût. Tombeaux d’évêques ou abbés. Petites figures au tombeau et grand tombeau de la Vierge aux figures grandes coloriées ; les poses sont si naïves, et il y a tant de caractère, que le coloriage ne les gâte pas trop. L’une des têtes m’a paru celle du Laocoon, bien surpris de se trouver en pareil lieu et en pareille compagnie. Il y a une de ces figures qui tient un encensoir, et qui souffle dessus pour en ranimer les charbons. — Chapelle de la Vierge avec vitraux du treizième siècle, semblables à ceux de la cathédrale de Rouen. — Belle copie de l’Assomption du Poussin, à l’autel de cette chapelle. — Charmant ouvrage d’albâtre ou de marbre pour contenir le précieux sang, adossé à l’autel principal. Petites figures dans le style de Ghiberti[2]. — Les figures dont j’ai parlé sont à droite, au pied d’un grand crucifix ; à gauche, il y a un tombeau où l’on voit le Christ couché sous l’autel, à travers des treillages. — En face, copie du Fra Bartolomeo du Musée.

En allant au port, il faisait très beau temps. Les montagnes qui mènent à la mer, magnifiques et grandioses.

La mer, basse comme je ne l’ai jamais vue ici, est on ne peut plus majestueuse dans son calme et par ce beau temps.

Causé avec un pilote de la plus belle figure.

  1. Le cousin Bataille.
  2. Lorenzo Ghiberti, sculpteur et architecte, né à Florence en 1378, mort vers 1455.