Journal (Eugène Delacroix)/17 août 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 413-415).

17 août. — Parti pour Dieppe à neuf heures du matin. Mille embarras pour s’embarquer, et bonheur délicieux une fois parti.

Je suis à côté d’un grand gaillard qui a l’air d’un Flamand, mais dans une tenue de voyage irréprochable : chapeau de feutre anglais, gants serrés et boutonnés, canne délicieuse. Il lit dédaigneusement un journal et adresse de temps en temps la parole à un homme, en face de lui, proprement vêtu, mais sans recherche, figure assez sérieuse, qui médite de son côté sur le journal et que je prends pour un homme de mérite. Mon gros élégant demande à l’homme de mérite en noir des nouvelles de l’endroit qu’il va habiter. « C’est un trou, dit-il, vous allez périr d’ennui. » Je me dis que c’était un homme difficile à amuser, nouvelle confirmation de sa supériorité.

Après avoir épuisé l’un et l’autre cette lecture qui les empêchait sans doute de jeter les yeux sur toute cette nature au milieu de laquelle nous nous sentions emportés, et dont la vue me remplissait de bonheur, mes deux hommes se mettent à causer. L’homme en noir demande à l’homme en manchettes et à canne ce que devient Un tel, s’il y a longtemps qu’il ne l’a vu. Cet Un tel, c’est un boucher : on raconte en style d’arrière-boutique des anecdotes sur ce boucher. J’apprends alors que le prétendu homme de mérite, savant ou professeur, tient dans un faubourg une boutique de nouveautés, confections, etc. Madame son épouse en tient une petite dans la rue Saint-Honoré ; la conversation s’anime sur le calicot, sur des parties de châles et de cretonne… Mes idées s’éclaircissent tout à coup à leur tour. Je retrouve parfaitement dans les traits et dans la carrure de mon boucher enrichi et mis à la dernière mode un gaillard qui a dû posséder le sang-froid nécessaire pour saigner un veau et détailler de la viande ; les plaisanteries de son interlocuteur et l’expression ignoble de ses petits yeux qui disparaissent dans son rire niais sont en harmonie avec les gestes d’un commis habitué à auner de l’étoffe. Je suis moins surpris du peu d’attention qu’ils ont donné au spectacle des champs… Ils nous quittent l’un et l’autre avant Rouen.

La seconde partie du voyage s’accomplit avec une lenteur extrême ; petite tromperie de MM. les administrateurs, qui nous promettent un trajet direct, et qui, de Rouen à Dieppe, nous arrêtent à chaque pas. La pluie achève le mécontentement. Quand nous arrivons, elle est diluviale. Un de nos compagnons de voiture que j’avais pris en goût me dit qu’il n’y a pas un logement à louer, qu’il arrive tous les jours huit cents personnes.

Longue station au débarcadère, et enfin emmenés par le père Mercier à l’Hôtel du Géant, où nous nous installons ; très bon dîner, petite course à la jetée auparavant.

Je revois avec plaisir tous ces endroits que je connais. Pris par la pluie, je me réfugie dans la cabane du gardien de la jetée, qui est un vieux matelot.