Journal (Eugène Delacroix)/17 septembre 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 453-455).

17 septembre. — Chenavard venu vers onze heures. Il m’a parlé avec confiance, du moins je le pense, de sa situation d’esprit, du contraste de l’estime qu’il pense qu’on lui refuse et du mérite qu’il pense avoir et que je lui reconnais véritablement. Il se sait peu aimé ; on lui reproche son excessive sévérité pour les autres, en le voyant donner peu de preuves de talent et d’activité. Cette défiance, ce découragement qu’il confesse, me paraissent, comme à lui, la cause de son peu de succès : il est le premier à abandonner sa cause. Comment intéresserait-il au même degré que des esprits doués aussi d’élévation, mais en même temps de l’énergie qu’on puise dans le désir et l’assurance d’arriver au premier rang ? Il ne trouve pas que Géricault soit un maître ; il lui trouve quelque chose de noué. C’est un jeune homme très brillant, et il ne croit pas qu’il eût été rien de plus. Il donne de bonnes raisons tirées de l’insignifiance comme tableau, de la prédominance de la pose, du détail, quoique traité avec force.

(Je relis ce qui concerne ici Géricault[1], six mois après, c’est-à-dire le 24 mars 1855, pendant l’état de langueur où je me trouve avant l’Exposition ; hier, j’ai revu des lithographies de Géricault, chevaux, lion même, etc., tout cela est froid, malgré la supériorité avec laquelle les détails sont traités ; mais il n’y a jamais d’ensemble en rien. Il n’y a pas un de ces chevaux qui n’ait des parties qui grimacent, ou trop petites ou mal attachées ; jamais un fond qui ait le moindre rapport avec le sujet.)

Je rencontre avant dîner Mme Manceau, qui m’offre de me mener demain voir la forêt d’Arqués.

Dîné assez tristement. Dédommagé sur la plage par un soleil couchant dans des bandes de nuages rouges et dorés sinistrement, se réfléchissant dans la mer, sombre partout où ce reflet ne se portait pas. Je suis resté plus d’une demi-heure immobile sur le sable et touchant aux vagues, sans me lasser de leur fureur, de leur retour, de cette écume, de ces cailloux roulants.

Ensuite sur la jetée, où il faisait un vent du diable. Rôdé dans les rues après avoir pris du thé et couché à dix heures.

  1. Il est particulièrement intéressant de rapprocher ce passage sur Géricault des précédentes appréciations de Delacroix.