Journal (Eugène Delacroix)/1843 sans date

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 199-201).

Sans date. — Il y a des lignes[1] qui sont des monstres : la droite, la serpentine régulière, surtout deux parallèles. Quand l’homme les établit, les éléments les rongent. Les mousses, les accidents rompent les lignes droites de ses monuments. Une ligne toute seule n’a pas de signification ; il en faut une seconde pour lui donner de l’expression. Grande loi. Exemple : dans les accords de la musique une note n’a pas d’expression, deux ensemble font un tout, expriment une idée.

Chez les anciens, les lignes rigoureuses corrigées par la main de l’ouvrier. Comparer des arcs antiques avec ceux de Percier et Fontaine[2]… Jamais de parallèles dans la nature, soit droites, soit courbes.

Il serait intéressant de vérifier si les lignes régulières ne sont que dans le cerveau de l’homme. Les animaux ne les reproduisent pas dans leurs constructions, ou plutôt dans les ébauches de régularité que présentent leurs ouvrages, comme le cocon, l’alvéole. Y a-t-il un passage qui conduit de la matière inerte à l’intelligence humaine, laquelle conçoit des lignes parfaitement géométriques ?

Combien d’animaux en revanche qui travaillent avec acharnement à détruire la régularité ! L’hirondelle suspend son nid sous les sophites du palais, le ver trace son chemin capricieux dans la poutre. De là le charme des choses anciennes et ruinées. Ce qu’on appelle le vernis du temps : la ruine rapproche l’objet de la nature.

— Combien de livres qu’on ne lit pas parce qu’ils veulent être des livres[3] ! Le trop d’étendue, de longueur fatigue. Rien n’est plus important pour l’écrivain que cette proportion. Comme, contrairement au peintre, il présente ses idées successivement, une mauvaise division, trop de détails fatiguent la conception. Au reste, la prédominance de l’inspiration ne comporte pas l’absence de tout génie de combinaison, de même que la prédominance de la combinaison n’explique pas l’absence complète de l’inspiration. Alexandre procédait, selon l’expression de Bossuet, par grandes et impétueuses saillies. Il chérissait les poètes et n’avait que de l’estime pour les philosophes. César chérissait les philosophes et n’avait que de l’estime pour les poètes. Tous les deux sont parvenus au faîte de la gloire, le premier par l’inspiration étayée de la combinaison, le second par la combinaison étayée de l’inspiration. Alexandre fut grand surtout par l’âme et César par l’esprit.

— « … Le vrai mérite d’un bon prince est d’avoir un attachement sincère au bien public, d’aimer sa patrie et la gloire. Je dis la gloire, car l’heureux instinct qui anime les hommes du désir d’une bonne réputation est le vrai principe d’une action héroïque ; c’est le nerf de l’âme qui la réveille de la léthargie pour la porter aux entreprises utiles, nécessaires et louables. » (Frédéric.)

— « L’homme supérieur vit en paix avec tous les hommes, sans toutefois agir absolument de même. L’homme vulgaire agit absolument de même, sans toutefois s’accorder avec eux. Le premier est facilement servi et difficilement satisfait ; l’autre, au contraire, est facilement satisfait et difficilement servi. » (Confucius.)

  1. Cette question de la ligne, du rôle de la ligne et de la couleur se trouvera reprise et longuement développée dans les dernières années du journal : on y pourra voir, comme un plaidoyer en faveur de son art, une défense de toute son œuvre.
  2. Percier, architecte, né à Paris en 1764, mort en 1838, et Fontaine, architecte, né à Paris en 1762, mort en 1853. Tous deux étaient élèves de Peyre, l’architecte du Roi, et remportèrent le grand prix de Rome. C’est en Italie que commença entre les deux artistes cette intimité profonde qui les réunit pour ainsi dire en une seule personnalité.
  3. A rapprocher de ce passage celui où il dit : « Montaigne écrit à bâtons rompus ; ce sont les ouvrages les plus intéressants. »