Journal (Eugène Delacroix)/19 février 1850

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 417-418).

Mardi 19 février. — Dîné avec Chenavard, Meissonier. — Parlé du voyage qui, j’espère, ne se fera pas. (Voir au 31 janvier précédent.)

Chez Berlioz ensuite ; l’ouverture de Léonore m’a produit la même sensation confuse ; j’ai conclu qu’elle est mauvaise, pleine, si l’on veut, de passages étincelants, mais sans union. Berlioz de même : ce bruit est assommant ; c’est un héroïque gâchis.

Le beau ne se trouve qu’une fois et à une certaine époque marquée. Tant pis pour les génies qui viennent après ce moment-là. Dans les époques de décadence, il n’y a de chance de surnager que pour les génies très indépendants. Ils ne peuvent ramener leur public à l’ancien bon goût qui ne serait compris de personne ; mais ils ont des éclairs qui montrent ce qu’ils eussent été dans un temps de simplicité. La médiocrité dans ces longs siècles d’oubli du beau est bien plus plate encore que dans les moments où il semble que tout le monde puisse faire son profit de ce goût du simple et du vrai qui est dans l’air. Les artistes plats se mettent alors à exagérer les écarts des artistes mieux doués, ce qui est la platitude à force d’enflure, ou bien ils s’adonnent à une imitation surannée des beautés de la bonne époque, ce qui est le dernier terme de l’insipidité. Ils remontent même en deçà. Ils se font naïfs avec les artistes qui ont précédé les belles époques. Ils affectent le mépris de cette perfection, qui est le terme naturel de tous les arts.

Les arts ont leur enfance, leur virilité et leur décrépitude. Il y a des génies vigoureux qui sont venus trop tôt, de même qu’il y en a qui viennent trop tard ; dans les uns et les autres, on trouve des saillies singulières. Les talents primitifs n’arrivent pas plus à la perfection que les talents des temps de la décadence. Du temps de Mozart et de Cimarosa, on compterait quarante musiciens qui semblent être de leur famille, et dont les ouvrages contiennent, à des degrés différents, toutes les conditions de la perfection. À partir de ce moment, tout le génie des Rossini et des Beethoven ne peut les sauver de la manière. C’est par la manière qu’on plaît à un public blasé et avide par conséquent de nouveautés ; c’est aussi la manière qui fait vieillir promptement les ouvrages de ces artistes inspirés, mais dupes eux-mêmes de cette fausse nouveauté qu’ils ont cru introduire dans l’art. Il arrive souvent alors que le public se retourne vers les chefs-d’œuvre oubliés et se reprend au charme impérissable de la beauté.

Il faudrait absolument écrire ce que je pense du gothique ; ce qui précède y trouverait naturellement sa place.