Journal (Eugène Delacroix)/19 septembre 1847

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 327-328).

19 septembre. — Je vois dans les peintres des prosateurs et des poètes. La rime les entrave ; le tour indispensable aux vers et qui leur donne tant de vigueur est l’analogue de la symétrie cachée, du balancement en même temps savant et inspiré qui règle les rencontres ou l’écartement des lignes, les taches, les rappels de couleur, etc. Ce thème est facile à démontrer, seulement il faut des organes plus actifs et une sensibilité plus grande pour distinguer la faute, la discordance, le faux rapport dans des lignes et des couleurs, que pour s’apercevoir qu’une rime est inexacte et l’hémistiche gauchement ou mal suspendu ; mais la beauté des vers ne consiste pas dans l’exactitude à obéir aux règles dont l’inobservation saute aux yeux des plus ignorants : elle réside dans mille harmonies et convenances cachées, qui font la force poétique et qui vont à l’imagination ; de même que l’heureux choix des formes et leur rapport bien entendu agissent sur l’imagination dans l’art de la peinture. Les Thermopyles de David sont de la prose mâle et vigoureuse, j’en conviens. Poussin ne réveille presque jamais d’idée par d’autres moyens que la pantomime plus ou moins expressive de ses figures. Ses paysages ont quelque chose de plus ordonné, mais le plus souvent chez lui comme chez les peintres que j’appelle des prosateurs, le hasard a l’air d’avoir assemblé les tons et agencé les lignes de la composition. L’idée poétique ou expressive ne vous frappe pas au premier coup d’œil.