Journal (Eugène Delacroix)/1er janvier 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 305-308).

1er janvier. — Tout va si mal : la vertu elle-même est si faible et si chancelante, le talent si journalier, si sujet à se dégrader et à s’abandonner soi-même, que les hommes sont facilement accoutumés à se contenter en tout de l’apparence seulement du talent et de la vertu. Apparence de talent, semblant d’honnêteté : point d’imitation de personne sur aucun point. Vous me le donnez, je le prends ; je n’exige guère, de peur d’être obligé de rendre beaucoup. Il n’y a que sur la civilité qu’ils sont excessifs, parce qu’elle ne coûte rien.

Vous êtes avocat, vous défendez et vous faites triompher le client per fas et nefas, et il n’y a rien à dire, c’est le devoir ! réussir surtout. Avoir défendu le client en pure perte avec tout le talent et la conscience imaginables, fâcheux accident, dont il faut se relever par un succès obtenu, s’il est nécessaire, dans un cas plus douteux, près de juges prévenus, en s’appuyant sur toutes les circonstances préparées ou fortuites qui concourent ordinairement à tous les succès.

Vous êtes l’archevêque de Cavaignac et sa créature ; sa main vous a tiré de l’obscurité du néant. Vous serez l’archevêque de Napoléon, vous le consacrerez comme l’élu d’un grand peuple : la mitre commande. Vous n’êtes plus l’archevêque de Cavaignac, vous êtes l’archevêque de Paris. Vous entonnez le Salvum fac imperatorem avec tranquillité ; vous recevez l’encens d’une manière convenable. Vous ne serez pas sorti de votre devoir, de ceux que demande et dont se contente le public.

Il n’y a pas une voix qui vous crie que vous devez prêter à la critique, pas une voix, celle de votre conscience moins que les autres, qui vous avertisse en secret. Qui donc, si vous ne vous le donnez vous-même, vous donnerait ce charitable avertissement ? Je le dis charitable, dans l’intérêt de votre triste honneur, non dans celui des nécessités de votre position, des nécessités du bien vivre, du paraître. Qui vous le donnerait, cet avertissement que vous n’avez pas reçu comme une inspiration naturelle dans l’exercice d’un ministère et dans les méditations d’une situation qui vous rapproche de la source de toute vertu ? L’attendriez-vous de ceux que vous appelez vos amis, quand vous ne l’avez pas senti en dedans de vous, dans le silence du sanctuaire ? Quoi ! vous approchez le Saint des saints ! vous vivez dans la communion des élus ! vous montez dévotement en chaire et les yeux baissés modestement comme pour interroger les replis de votre cœur, ou bien, les mains et les regards élevés comme pour attester l’auteur des saintes inspirations, vous étalez devant de tristes et faibles humains la corruption de leur nature, vous la leur faites toucher du doigt ! Vous êtes ménager devant eux de ces promesses qui encourageraient, consoleraient leurs aspirations vers le bien ; vous tonnez quelquefois, vous êtes la voix de Dieu lui-même ! mais vous savez bien ce que c’est que cet instrument et quel est cet organe dont il se sert pour faire arriver sa parole jusqu’à ses créatures déshéritées. Oui ! cette voix, en passant par vos lèvres, et je ne dis pas votre cœur, pour arriver à ces cœurs abattus, pour effrayer même les justes, cette voix, dis-je, réveille malgré vous dans vous-même un sentiment importun. Vous ne pouvez avoir aboli, à ce point, dans votre être, le sentiment du juste, qu’il ne se passe en vous un tumulte qui troublera et attristera la sécurité que la vue du monde, comme il est, vous a accoutumé à regarder comme la paix de l’âme. Vous remportez, au milieu de ces flatteurs, de ces corrompus, si attentifs à vous cacher leur corruption et à feindre de ne point s’apercevoir de la vôtre, un fond chagrin, une soucieuse attitude, que vous vous efforcez de faire paraître tranquille pour l’homme de l’habit que vous portez, pour paraître, par le calme de votre visage, aussi élevé au-dessus du commun des hommes, que vous semblez l’être par les insignes sacrés de votre dignité.