Journal (Eugène Delacroix)/1er juin 1824

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 124-125).

Mardi 1er juin. — Chez Leblond. — Dufresne n’est point parti : je le verrai ces jours-ci, peut-être demain. Il a amené le docteur Bailly[1].

— J’ai travaillé beaucoup l’homme nu couché, d’après Pierret.

— Soulier revenu de sa campagne.

— Le docteur Bailly : l’œil doux et le maintien réservé. En rentrant, je me vis dans la glace, et je me fis presque peur de la méchanceté de mes traits… C’est pourtant lui qui doit porter dans mon âme un fatal flambeau qui, semblable aux cierges des morts, n’éclaire que les funérailles de ce qui y reste de sublime.

Amant des Muses, qui voue à leur culte ton sang le plus pur, redemande à ces… divinités cet œil vif et brillant de la jeunesse, cette allégresse d’un esprit peu préoccupé. Ces chastes sœurs ont été pires que des courtisanes ; leurs perfides jouissances sont plus mensongères que la coupe de la volupté. C’est ton âme qui a énervé tes feux, tes vingt-cinq ans sans jeunesse, ton ardeur sans vigueur ; ton imagination embrasse tout, et tu n’as pas la mémoire d’un simple marchand. La vraie science du philosophe devrait consister à jouir de tout. Nous nous appliquons au contraire à disséquer et détruire tout ce qui est bon en soi, ne fût-ce qu’illusion… mais vertueuse. La nature nous donne cette vie comme un jouet à un faible enfant. Nous voulons voir comme tout cela joue ; nous brisons tout. Il nous reste entre les mains et à nos yeux ouverts trop tard et stupides, des débris stériles, des éléments qui ne décomposent rien. Le bien est si simple ! Il faut se donner tant de mal pour le détruire par des sophismes ! Et quand tout ce bien et ce beau ne seraient qu’un vernis sublime, qu’une écorce, pour nous aider à supporter le reste, qui peut nier qu’il n’existe au moins comme cela ? Singuliers hommes qui ne se laissent pas charmer par une belle peinture, parce que l’envers est un bois mangé des vers ! Tout n’est pas bien ; mais tout ne peut pas être mal, ou plutôt par cela, tout est bien.

Qui a commis une action d’égoïste sans se la reprocher ?

  1. Sans doute le docteur Joseph Bailly, né en 1779, mort en 1832, qui fit les campagnes du Consulat et de l’Empire, et publia des ouvrages appréciés.