Journal (Eugène Delacroix)/20 juin 1855

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 45-48).

Paris, 20 juin. — Parti à six heures et demie. Je me fais conduire chez Mme de Forget, ignorant à quelle heure se faisait le convoi. Je la trouve affligée. Je lui parle de l’idée inconvenante de faire la cérémonie dans une petite église qui n’est qu’une sorte d’annexe. Ni Eugène, à qui j’en parle, ni elle, ne comprennent grandement combien il fallait au contraire donner d’éclat à cet hommage public, qui a été si peu public que j’ai été honteux du peu d’empressement, de la tenue cavalière des assistants.

Le service étant à midi, je vais chez moi jusqu’à cette heure. Au milieu du service à l’église ou plutôt à la fin, arrive M. de Montebello, aide de camp de l’Empereur, sans voiture officielle et en petit uniforme. Le trait est si fort qu’il croit devoir s’excuser, prétexter des retards, auprès d’Eugène ; il est vrai de dire que l’Empereur n’avait pas été, à ce que je me crois fondé à croire, averti en règle ; c’était à sa fille ou à son petit-fils qu’il appartenait de faire cette notification qui peut-être n’a pas été faite du tout. Bref, moins de personnes encore ont accompagné le corps au cimetière, et, parmi ces personnes, pas un des anciens amis de M. de Lavalette. J’ai maudit et je maudis encore la timidité qui m’a empêché de prendre la parole pour dire là ce que devait sentir toute âme bien placée ; mais, en vérité, devant cet auditoire glacé et même profondément indifférent, c’était presque impossible ; il n’y avait qu’un avocat capable de se trouver inspiré.

La mémoire des hommes est bien courte : celle des événements est aussitôt enterrée que celle des personnages qui y prennent part. Sur toutes les personnes à qui j’ai dit ces jours-ci que j’avais été à Paris pour l’enterrement de Mme de Lavalette, pas une n’a imaginé de laquelle je voulais parler… Que de choses à dire sur cette morte, morte depuis quarante ans, fantôme imposant, dans rabaissement profond où nous l’avons vue !

J’ai été revoir mes pauvres tombeaux, que j’ai trouvés bien entretenus ; mais, dans la folle idée que je pouvais m’échapper pour retourner le jour même, et de bonne heure encore, dans ma retraite paisible, je n’ai pas pris le temps d’aller voir le tombeau de mai bonne tante et du cher Chopin.

En arrivant chez moi, où j’allais tout brusque pour partir au plus vite, je trouve la lettre de Guillemardet[1] qui m’annonce que le lendemain il conduit à sa dernière demeure sa pauvre mère. Dès lors, j’ai été tranquille sur l’emploi de mon temps et je n’ai plus pensé à Champrosay.

Je mourais de fatigue ; ces sortes de dérangements m’accablent, mais me sont salutaires. Cette activité forcée est énervante pour moi, au moment même, mais elle entretient la vie et la circulation ; j’ai dormi profondément jusqu’à près de sept heures.

Réveillé par la faim, je crois, et été dîner chez l’Anglais de la rue Grange-Batelière. J’ai été ensuite prendre du café et fumer dans le café qui fait l’angle de la rue Montmartre. J’ai joui là, paresseusement, avec une espèce de plaisir philosophique, de la vue de cet ignoble lieu, de ces joueurs de dominos, de tous les détails vulgaires de la vie, de cette foule d’automates, fumeurs, buveurs de bière, garçons de café. J’ai conçu même le plaisir qu’on peut trouver à s’oublier jusqu’à la dégradation dans ces distractions. Je suis rentré, avec la même tranquillité, sans beaucoup réfléchir, ayant fermé la porte aux émotions entre celles de ma matinée et celles qui m’attendaient le lendemain matin. Il faisait un froid incroyable : après deux tours sur le boulevard, j’ai été retrouver mon lit.

  1. Louis Guillemardet.