Journal (Eugène Delacroix)/21 mai 1853

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 205-207).

Samedi 21 mai. — Jour où Pierret et Riesener sont venus.

Toute la matinée, fait des pastels d’après les lions et les arbres que j’avais étudiés la veille, au Jardin des Plantes ; vers deux heures un quart, j’ai été au-devant d’eux ; je trouve Pierret bien changé…

Pourquoi la vue de deux amis si anciens, et dans ce lieu en pleine liberté, sous le ciel et au milieu des beautés du printemps, ne me donne-t-elle pas une plénitude de bonheur que je n’eusse pas manqué de sentir autrefois ?… Je sentais en moi des mouvements irrésistibles de ce sentiment qui n’était pas en eux : j’étais devant des témoins, et non pas avec des amis.

Je les ai menés à la maison, puis à la forêt. Riesener a repris sa critique de la recherche d’un certain fini dans mes petits tableaux, qui lui semble leur faire perdre beaucoup, en comparaison de ce que donne l’ébauche ou une manière plus expéditive et de premier jet. Il a peut-être raison, et peut-être qu’il a tort. Pierret a dit, probablement pour le contredire, qu’il fallait que les choses fussent comme le sentait le peintre, et que l’intérêt passait avant toutes ces qualités de touche et de franchise. Je lui ai répondu par cette observation, que j’ai mise dans ce livre il y a quelques jours, sur l’effet immanquable de l’ébauche comparée au tableau fini, qui est toujours un peu gâté quant à la touche, mais dans lequel l’harmonie et la profondeur des expressions deviennent une compensation.

Au chêne Prieur, je leur ai montré combien des parties isolées paraissaient plus frappantes, etc. ; en un mot, l’histoire de Racine comparé à Shakespeare. Ils m’ont rappelé ma chaleur d’il y a quelques mois, quand je m’étais repris à relire ou à revoir au théâtre Cinna et quelques pièces de Racine ; ils ont confessé le souvenir de l’émotion que je leur ai communiquée, quand je leur en ai parlé.

Après dîner, ils ont regardé les photographies que je dois à l’obligeance de Durieu. Je leur ai fait faire l’expérience que j’ai faite moi-même, sans y penser, deux jours auparavant : c’est-à-dire qu’après avoir examiné ces photographies qui reproduisaient des modèles nus, dont quelques-uns étaient d’une nature pauvre et avec des parties outrées et d’un effet peu agréable, je leur ai mis sous les yeux les gravures de Marc-Antoine. Nous avons éprouvé un sentiment de répulsion et presque de dégoût, pour l’incorrection, la manière, le peu de naturel, malgré la qualité de style, la seule qu’on puisse admirer, mais que nous n’admirions plus dans ce moment. En vérité, qu’un homme de génie se serve du daguerréotype comme il faut s’en servir, et il s’élèvera à une hauteur que nous ne connaissons pas. C’est en voyant surtout ces gravures, qui passent pour les chefs-d’œuvre de l’école italienne, qui ont lassé l’admiration de tous les peintres, que l’on ressent la justesse du mot de Poussin, que « Raphaël est un âne, comparativement aux anciens ». Jusqu’ici, cet art à la machine ne nous a rendu qu’un détestable service : il nous gâte les chefs-d’œuvre, sans nous satisfaire complètement.