Journal (Eugène Delacroix)/21 septembre 1854

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 458-461).

21 septembre. — Resté assez tard à la maison et dessiné de ma fenêtre les bateaux qui entraient et sortaient.

A ma sortie, vers une heure, dessiné le bateau qu’on flambait de l’autre côté du pont[1], et promené avec un vif sentiment de plaisir. Il semble qu’on passerait sa vie dans cette douce oisiveté. Avant dîner, dessiné à Saint-Jacques, de derrière l’autel. Après dîner, pris par les bassins jusqu’au château, dont la vue prise par derrière, qui m’avait paru superbe, ne m’a rien dit du tout. A la vérité, le ciel n’était peut-être pas tout à fait le même. Promené sur la plage en attendant le moment d’aller chez Mme Manceau qui venait de partir pour aller au spectacle. De là, à Saint-Remy et à Saint-Jacques.

— Le monde n’a pas été fait pour l’homme.

L’homme domine la nature et en est dominé. Il est le seul qui non seulement lui résiste, mais en surmonte les lois, et qui étende son empire par sa volonté et son activité. Mais que la création ait été faite pour lui, c’est une question qui est loin d’être évidente. Tout ce qu’il édifie est éphémère comme lui ; le temps renverse les édifices, comble les canaux, anéantit les connaissances et jusqu’au nom des nations. Où est Carthage ? où est Ninive ?

Les générations, dira-t-on, recueillent l’héritage des générations précédentes. À ce compte-là, la perfection ou le perfectionnement n’aurait pas de bornes. Il s’en faut beaucoup que l’homme reçoive intact le dépôt des connaissances que les siècles voient s’accumuler ; s’il perfectionne certaines inventions, pour d’autres, il reste fort en arrière des inventeurs ; un grand nombre de ces inventions sont perdues. Ce qu’il gagne d’un côté, il le perd de l’autre.

Je n’ai pas besoin de faire remarquer combien certains perfectionnements prétendus ont nui à la moralité ou même au bien-être. Telle invention, en supprimant ou en diminuant le travail et l’effort, a diminué la dose de patience à endurer les maux et l’énergie pour les surmonter qu’il est donné à notre nature de déployer. Tel autre perfectionnement, en augmentant le luxe et un bien-être apparent, a exercé une influence funeste sur la santé des générations, sur leur valeur physique, et a entraîné également une décadence morale. L’homme emprunte à la nature des poisons, tels que le tabac et l’opium, pour s’en faire des instruments de grossiers plaisirs. Il en est puni par la perte de son énergie et par l’abrutissement. Des nations entières sont devenues des espèces d’ilotes par l’usage immodéré de ces stimulants et par celui des liqueurs fortes.

Arrivées à un certain degré de civilisation, les nations voient s’affaiblir surtout les notions de vertu et de valeur. L’amollissement général, qui est probablement le produit du progrès des jouissances, entraîne une décadence rapide, l’oubli de ce qui était la tradition conservatrice, le point d’honneur national. C’est dans une semblable situation qu’il est difficile de résister à la conquête. Il se trouve toujours quelque peuple affamé à son tour de jouissances, ou tout à fait barbare, ou ayant encore conservé quelque valeur et quelque esprit d’entreprise, pour profiter des dépouilles des peuples dégénérés. Cette catastrophe, facilement prévue, devient quelquefois une sorte de rajeunissement pour le peuple conquis. C’est un orage qui purifie l’air, après l’avoir troublé ; de nouveaux germes semblent apportés par cet ouragan dans ce sol épuisé ; une nouvelle civilisation va peut-être en sortir, mais il faudra des siècles pour y voir refleurir les arts paisibles destinés à adoucir les mœurs et à les corrompre de nouveau, pour amener ces éternelles alternatives de grandeur et de misère dans lesquelles n’apparaît pas moins la faiblesse de l’homme, aussi bien que la singulière puissance de son génie.

  1. Voir Catalogue Robaut, no 1269.