Journal (Eugène Delacroix)/22 mars 1850

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 427-429).

Vendredi 22 mars. — Lettre de Voltaire, dans laquelle il s’écrie à propos du Père de famille de Diderot, que tout s’en va, tout dégénère ; il compare son siècle à celui de Louis XIV.

Il a raison. Les genres se confondent ; la miniature, le genre succèdent aux genres tranchés, aux grands effets et à la simplicité. J’ajoute : Voltaire se plaint déjà du mauvais goût, et il touche pour ainsi dire au grand siècle ; sous plus d’un rapport, il est digne de lui appartenir. Cependant le goût de la simplicité, qui n’est autre chose que le beau, a disparu !…

— Comment les philosophes modernes qui ont écrit tant de belles choses sur le développement graduel de l’humanité, accordent-ils, dans leur système, cette décadence des ouvrages de l’esprit avec le progrès des institutions politiques ? Sans examiner si ce dernier progrès est un bien aussi réel que nous le supposons, il est incontestable que la dignité humaine a été relevée, au moins dans les lois écrites ; mais est-ce la première fois que des hommes se sont aperçus qu’ils n’étaient pas tout à fait des brutes et ne se sont pas laissé gouverner en conséquence ? Ce prétendu progrès moderne dans l’ordre politique n’est donc qu’une évolution, un accident de ce moment précis. Nous pouvons demain embrasser le despotisme avec la fureur que nous avons mise à nous rendre indépendants de tout frein.

Ce que je veux dire ici, c’est que, contrairement à ces idées baroques de progrès continu que Saint-Simon et autres ont mises à la mode, l’humanité va au hasard, quoi qu’on ait pu dire. La perfection est ici quand la barbarie est là. Fourier ne fait pas au genre humain l’honneur de le trouver adulte. Nous ne sommes encore que de grands enfants ; du temps d’Auguste et de Périclès, nous étions dans les langes ; nous avons balbutié à peine sous Louis XIV avec Racine et Molière. L’Inde, l’Égypte, Ninive et Babylone, la Grèce et Rome, tout cela a existé sous le soleil, a porté les fruits de la civilisation à un point dont l’imagination des modernes se fait à peine une idée, et tout cela a péri, sans laisser presque de traces ; mais ce peu qui est resté pourtant est tout notre héritage ; nous devons à ces civilisations antiques nos arts, dans lesquels nous ne les égalerons jamais, le peu d’idées justes que nous avons sur toutes choses, le petit nombre de principes certains qui nous gouvernent encore dans les sciences, dans l’art de guérir, dans l’art de gouverner, d’édifier, de penser enfin. Ils sont nos maîtres, et toutes les découvertes dues au hasard, qui nous ont donné de la supériorité dans quelques parties des sciences, n’ont pu nous faire dépasser le niveau de supériorité morale, de dignité, de grandeur qui élève les anciens au-dessus de la portée ordinaire de l’humanité. Voilà ce que n’a pas vu Fourier avec son association, son harmonie, ses petits pâtés et ses femmes complaisantes.