Journal (Eugène Delacroix)/22 novembre 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 277-279).

Mardi 22 novembre. — Mal disposé pour le travail. Je suis allé vers trois heures au Musée. Vivement impressionné par les dessins italiens du quinzième siècle et du commencement du seizième siècle. — Tête de religieuse morte ou mourante, de Vanni, dessin de Signorelli : hommes nus. — Petit torse de face : ancienne école florentine. — Dessins de Léonard de Vinci[1].

J’ai remarqué pour la première fois ceux du Carrache, pour les grisailles du palais Farnèse[2] : l’habileté y domine le sentiment ; le faire, la touche l’entraînent malgré lui ; il en sait trop, et n’étudiant plus, il ne découvre plus rien de nouveau et d’intéressant. Voilà l’écueil du progrès dans les arts, et il est inévitable. Toute cette école est de même. Têtes de Christ et autres, du Guide[3], où, malgré l’expression, la grande habileté de crayon est plus surprenante encore que l’expression. Que dire alors de ces écoles d’aujourd’hui, qui ne s’occupent que de cette mensongère habileté, et qui la recherchent ? Dans les Léonard surtout, la touche ne se voit pas, le sentiment seul arrive à l’esprit. Je me rappelle encore le temps qui n’est pas loin où je me querellais sans cesse de ne pouvoir parvenir à cette dextérité dans l’exécution que les écoles habituent malheureusement les meilleurs esprits à regarder comme le dernier terme de l’art. Cette pente à imiter naïvement et par des moyens simples, a toujours été la mienne, et j’enviais au contraire la facilité de pinceau, la touche coquette des Bonington[4] et autres : je cite un homme rempli de sentiment, mais sa main l’entraînait, et c’est ce sacrifice des plus nobles qualités à une malheureuse facilité, qui fait déchoir aujourd’hui ses ouvrages, et les marque d’un cachet de faiblesse, comme ceux des Vanloo.

Il y a de quoi beaucoup réfléchir sur cette visite que j’ai faite hier, et il serait bon de la renouveler de temps en temps.

  1. Francesco Vanni (1563-1609). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, no 362. — Luca Signorelli (1440)-1525). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 340, 343, 347. — Inconnu XVe siècle. Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 419. — Léonard de Vinci (1452-1519). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 383 à 394.
  2. Annibal Carrache (1560-1609). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 153, 157, 158, 161, 165, 166, etc.
  3. Guido Reni, dit le Guide (1575-1642). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, nos 291, 294, 297.
  4. Pour avoir une idée précise de l’opinion d’Eugène Delacroix sur Bonington, il importe de relire la très belle lettre du peintre à Thoré qui porte la date du 30 novembre 1861. Elle contient une courte biographie de l’artiste qui avait été le camarade d’atelier de Delacroix. Nous en extrayons le passage suivant : « Je ne pouvais me lasser d’admirer sa merveilleuse entente de l’effet et la facilité de son exécution ; non qu’il se contentât promptement. Au contraire, il refaisait fréquemment des morceaux entièrement achevés et qui nous paraissaient merveilleux ; mais son habileté était telle qu’il retrouvait à l’instant sous sa brosse de nouveaux effets aussi charmants que les premiers. Il tirait parti de toutes sortes de détails qu’il avait trouvés chez des maîtres et les rajustait avec adresse dans sa composition. » (Corresp., t. II, p. 278, 279.)