Journal (Eugène Delacroix)/22 ou 23 décembre 1823

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 43-44).

22 ou 23 décembre, mardi, à minuit. — Je rentre chez moi dans des sentiments de bienveillance et de résignation au sort. J’ai passé la soirée avec Pierret et sa femme au coin de leur modeste feu. Nous prenons notre parti sur notre pauvreté : et au fait, quand je m’en plains, je suis hors de moi, hors de l’état qui m’est propre. Il faut, pour la fortune, une espèce de talent que je n’ai point, et quand on ne l’a point, il en faudrait un autre encore pour suppléer à ce qui manque.

Faisons tout avec tranquillité ; n’éprouvons d’émotions que devant les beaux ouvrages ou les belles actions… Travaillons avec calme et sans presse. Sitôt que la sueur commence à me gagner et mon sang à s’impatienter, tiens-toi en garde : la peinture lâche est la peinture d’un lâche.

— Je vais demain chez Leblond[1], le soir. J’aime bien ces soirées et aussi beaucoup Leblond, c’est un bon ami.

— J’ai été en soirée chez Perpignan[2], samedi dernier. Thé à l’anglaise, punch, glaces, etc., jolies femmes…

— Je travaille à mes sauvages. Demain mercredi, j’ai Émilie.

  1. Frédéric Leblond fut un des intimes de Delacroix. Il était assidu aux réunions d’amis en compagnie desquels le peintre se reposait du labeur de la journée. Dans une longue lettre, curieuse en ce qu’il y raconte sa dernière visite au grand artiste mourant, Frédéric Leblond vante la solidité d’affection de Delacroix ; cette lettre fut publiée dans
  2. Camarade d’atelier de Delacroix. Dans sa correspondance, Delacroix le traite assez rudement. À Soulier il écrit en 1821, lui reprochant de ne pas lui envoyer d’aquarelles de Florence où il se trouvait alors : « Vous en promettez, vous en annoncez à Perpignan, qui n’est qu’un profane, qu’un Welche en peinture », et dans une autre lettre au même Soulier, il écrit : « Ce Perpignan, il faut le confesser, est un grand vandale et un homme sans cérémonie. » (Corresp., t. I, p. 71 et 80.)