Journal (Eugène Delacroix)/23 avril 1863

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 434-435).

23 avril. — J’ai dîné chez Bertin, comme toujours avec plaisir ; j’y ai trouvé Antony Deschamps[1] ; c’est le seul homme avec lequel je parle musique avec plaisir, parce qu’il aime Cimarosa autant que moi. Je lui disais que le grand inconvénient de la musique était l’absence d’imprévu par l’accoutumance qu’on prend des morceaux. Le plaisir que donnent les belles parties s’affaiblit par cette absence d’imprévu, et l’attente où vous êtes des parties faibles et des longueurs que vous connaissez également, peut changer en une sorte de martyre l’audition d’un morceau qui vous a ravi la première fois, alors que les endroits négligés passaient avec les autres et servaient presque de lien à la composition. La peinture, qui ne vous prend pas à la gorge et dont vous pouvez détourner les yeux à volonté, n’offre pas cet inconvénient ; vous voyez tout à la fois et au contraire vous vous habituez dans un tableau qui vous plaît à ne regarder que les belles parties dont on ne peut se lasser.

Il y avait là un M. Trélat avec une voix charmante… Mais pourquoi ces gens-là n’ont-ils jamais, avec leur belle voix, l’idée de vous chanter de belle musique ? Antoni me disait que toute la musique d’aujourd’hui se ressemblait. Tout cela est petit, coquet. L’élégie nous inonde là comme partout : peinture, littérature, théâtre.

Un compositeur fait un Faust, et il n’oublie que l’Enfer ; le caractère principal d’un semblable sujet, cette terreur mêlée au comique, il ne s’en est pas douté.

Don Juan est compris autrement ; je vois toujours au-dessus du libertin la griffe du diable qui l’attend.

  1. Voir t. II, p. 311.