Journal (Eugène Delacroix)/23 septembre 1846

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 233-234).

23 septembre, en revenant de Champrosay. — Voici un exemple de la difficulté qu’il y a à s’entendre en ménage et à voir de la même manière. J’ai été visiter, à peu de distance de mon logis, une maison de campagne qui est à vendre. Le propriétaire est un directeur de spectacles ou de funambules enrichi, qui a fait là, depuis quatre à cinq ans qu’il y est installé, des folies de dépense : ponts chinois, rocailles, cabinets en verre de couleur avec sofas, lac encadré proprement dans du zinc, fruits magnifiques du reste et plantations dont il n’avait encore que le désagrément, puisqu’elles sont toutes fraîches. Mon homme ayant perdu sa femme se remarie : il a soixante ans ; il prend un jeune tendron de vingt ans qui n’a pas le sou, par-dessus le marché. Au bout de quatre mois, sa jeune et charmante épouse prend en dégoût la maison de campagne, et l’époux la met en vente.

Quand j’ai appris cette histoire, j’ai pensé tout de suite que le plus grand malheur de ce pauvre homme n’est pas ce qui lui est arrivé là ; il n’est qu’à la préface d’une longue histoire, et les regrets qu’il donnera à ses espaliers et à ses petits appartements arrangés pour ses vieux loisirs, seront bien vite des roses en comparaison des soucis qui l’attendent.

— Constable dit que la supériorité du vert de ses prairies tient à ce qu’il est un composé d’une multitude de verts différents. Ce qui donne le défaut d•intensité et de vie à la verdure du commun des paysagistes, c’est qu’ils la font ordinairement d’une teinte uniforme.

Ce qu’il dit ici du vert des prairies, peut s’appliquer à tous les autres tons.

De l’importance des accessoires. Un très petit accessoire détruira quelquefois l’effet d’un tableau : les broussailles que je voulais mettre derrière le tigre de M. Roché[1] ôtaient la simplicité et l’étendue des plaines du fond.

  1. Roché, architecte, à qui Delacroix avait confié l’exécution des tombeaux de sa famille, notamment le monument qu’il éleva à son frère le général Delacroix, mort en 1845. C’est en reconnaissance de ses soins que Delacroix lui fit hommage du tableau dont il est question ici. (Voir Catalogue Robaut, no 1019.) « Comme, au dernier Salon, j’avais exposé un Lion, qui avait généralement fait plaisir, j’ai pensé à vous envoyer une espèce de pendant à ce tableau. » (Corresp., t. I, p. 328 et 329. — Lettre à M. Roché).