Journal (Eugène Delacroix)/25 janvier 1824

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 56-59).

Dimanche 25 janvier. — Aujourd’hui, dîné chez M. Lelièvre. Un diable de colonel, tout plein de ses hauts faits d’Espagne, nous y a ennuyés beaucoup.

En revenant avec Édouard, j’ai eu plus d’idées que dans toute la journée. Ceux qui en ont vous en font naître ; mais ma mémoire s’enfuit tellement de jour en jour que je ne suis plus le maître de rien, ni du passé que j’oublie, ni à peine du présent, ou bien je suis presque toujours tellement occupé d’une chose, que je perds de vue, ou je crains de perdre ce que je devrais faire, ni même de l’avenir, puisque je ne suis jamais assuré de n’avoir pas d’avance disposé de mon temps. Je désire prendre sur moi d’apprendre beaucoup par cœur, pour rappeler quelque chose de ma mémoire. Un homme sans mémoire ne sait sur quoi compter ; tout le trahit. Beaucoup de choses que j’aurais voulu me rappeler de notre conversation, en revenant, m’ont échappé…

Je me disais qu’une triste chose de notre condition misérable, était l’obligation d’être sans cesse vis-à-vis de soi-même. C’est ce qui rend si douce la société des gens aimables : ils vous font croire un instant qu’ils sont un peu vous, mais vous retombez bien vite dans votre triste unité. Quoi ! l’ami le plus chéri, la femme la plus aimée et méritant de l’être, ne prendront jamais sur eux une partie du poids ? Oui, quelques instants seulement ; mais ils ont leur manteau de plomb à traîner.

Je suis venu même à une autre de mes idées : c’est celle qui a précédé cette dernière. Tous les soirs, lui disais-je, en sortant de chez M. Lelièvre, je rentre chez moi, dans l’état d’un homme à qui sont arrivés les événements les plus variés. Cela finit toujours par un chaos qui m’étourdit. Je suis cent fois plus hébété, cent fois plus incapable, je crois, de m’occuper des affaires les plus ordinaires, qu’un paysan qui a labouré toute la journée. Je disais encore à Édouard qu’on s’attachait aux amis, quand ils faisaient autant de progrès que vous-même ; la preuve en est que des circonstances charmantes dans la vie et dont on conservait le souvenir avec délices, n’étaient plus bonnes à recommencer réellement et juste comme elles s’étaient passées ; témoins encore les amis d’enfance qu’on revoit longtemps après.

— J’ai reçu, aujourd’hui que j’ai commencé la femme traînée par le cheval, Riesener, Henri Hugues et Rouget. Jugez comme ils ont traité mon pauvre ouvrage[1], qu’ils ont vu justement dans le moment du tripotage, où moi seul je peux augurer quelque chose. Comment ? disais-je à Édouard, il faut que je lutte contre la fortune et la paresse qui m’est naturelle, il faut qu’avec de l’enthousiasme je gagne du pain, et des bougres comme ceux-là viendront, jusque dans ma tanière, glacer mes inspirations dans leur germe et me mesurer avec leurs lunettes, eux qui ne voudraient pas être Rubens ! Par un bonheur dont je te rends grâces, ciel propice, tu me donnes dans ma misère le sang-froid nécessaire pour retenir à une distance respectueuse les scrupules que leurs sottes observations faisaient souvent naître en moi. Pierret même m’a fait quelques observations qui ne m’ont point touché, parce que je sais ce qu’il y a à faire. Henri n’était pas si difficile que ces messieurs.

À leur départ, j’ai soulagé mon cœur par une bordée d’imprécations à la médiocrité, et puis je suis rentré sous mon manteau.

Les éloges de Rouget, qui ne voudrait pas être Rubens, me séchaient… Il m’emprunte, en attendant, mon étude, et j’ai eu tort de la lui promettre, elle me sera peut-être utile.

J’ai pensé, en revenant de mon atelier, à faire une jeune fille rêveuse qui taille une plume, debout devant une table.

  1. Delacroix fait ici allusion, comme nous l’avons déjà dit dans notre étude, à l’un des fragments les plus fougueux de son Massacre de Scio au sujet duquel Th. Gautier écrivait : « Ces scènes horribles, dont nul ménagement académique ne dissimule la hideur, ce dessin fiévreux et convulsif, cette couleur violente, cette furie de brosse soulevaient l’indignation des classiques, et enthousiasmaient les jeunes peintres par leur hardiesse étrange et leur nouveauté que rien ne faisait pressentir. » Ce fut après le Massacre de Scio que M. de La Rochefoucauld, alors directeur des Beaux-Arts, fit appeler Delacroix pour lui recommander de « destiner d’après la bosse ».