Journal (Eugène Delacroix)/27 août 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 424-426).

27 août. — On devait lancer à midi un grand navire qu’on appelle un clipper… Voici encore une invention américaine pour aller plus vite ! Toujours plus vite ! Quand on aura mis des voyageurs logés commodément dans un canon, de manière que ce canon les envoie aussi vite que des boulets dans toutes les directions où il leur plaira d’aller, la civilisation aura fait un grand pas sans doute. Nous marchons vers cet heureux temps, qui aura supprimé l’espace, mais qui n’aura pas supprimé l’ennui, attendu la nécessité toujours croissante de remplir les heures dont les allées et venues occupaient au moins une partie.

Je devais retrouver Chenavard pour assister à ce spectacle, dont j’ai joui parfaitement, et qui est beau à voir ; je n’ai retrouvé mon compagnon qu’ensuite. Nous nous sommes promenés ; assis sur l’herbe au bord de la mer : beaucoup de conversations très bonnes et très intéressantes sur la politique et sur la peinture. Enfin la fatigue m’a pris et je suis rentré assez tard.

Après mon dîner, pris d’ennui… J’ai été du côté où l’on avait arrimé le fameux clipper, dans le dernier bassin, afin de le mater et de le gréer. On y faisait un banquet sous une tente. On a du y boire à la santé des Américains et de la vitesse, dont on aurait dû mettre la statue à la proue du bâtiment.

Rencontré sur un autre bâtiment un petit mousse qui baragouinait le breton ; j’ai pensé à Jenny et au plaisir quelle aurait de rencontrer un compatriote.

Ensuite, vers une foire qui se tenait au delà, mais qui n’a fait que renforcer mon ennui. En revenant par le même chemin, j’ai retrouvé mes dîneurs, qui en étaient au café et qui le prenaient en fumant et en disant sans doute de fort belles choses sur le progrès.