Journal (Eugène Delacroix)/27 janvier 1847

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 246-252).

27 janvier. — Travaillé aux Arabes en course.

— Le soir, été voir Labbé, puis Leblond. Garcia[1] y était.

Parlé de l’opinion de Diderot sur le comédien. Il prétend que le comédien, tout en se possédant, doit être passionné. Je lui soutiens que tout se passe dans l’imagination. Diderot, en refusant toute sensibilité à l’acteur, ne dit pas assez que l’imagination y supplée. Ce que j’ai entendu dire à Talma explique assez bien les deux effets combinés de l’espèce d’inspiration nécessaire au comédien et de l’empire qu’il doit en même temps conserver sur lui-même. Il disait être en scène parfaitement le maître de diriger son inspiration et de se juger, tout en ayant l’air de se livrer ; mais il ajoutait que si, dans ce moment, on était venu lui annoncer que sa maison était en feu, il n’eût pu s’arracher à la situation : c’est le fait de tout homme en train d’un travail qui occupe toutes ses facultés, mais dont l’âme n’est pas, pour cela, bouleversée par une émotion.

Garcia, en défendant le parti de la sensibilité et de la vraie passion, pense à sa sœur, la Malibran. Il nous a dit, comme preuve de son grand talent de comédienne, qu’elle ne savait jamais comment elle jouerait. Ainsi, dans le Roméo, quand elle arrive au tombeau de Juliette, tantôt elle s’arrêtait, en entrant, contre un pilier, dans un abattement douloureux, tantôt elle se prosternait en sanglotant, devant la pierre, etc. ; elle arrivait ainsi à des effets très énergiques et qui semblaient très vrais, mais il lui arrivait aussi d’être exagérée et déplacée, par conséquent insupportable. Je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue noble. Quand elle arrivait le plus près du sublime, ce n’était jamais que celui que peut atteindre une bourgeoise ; en un mot, elle manquait complètement d’idéal. Elle était comme les jeunes gens qui ont du talent, mais dont l’âge plus bouillant et l’inexpérience leur persuadent toujours qu’ils n’en feront jamais assez ; il semblait qu’elle cherchât toujours des effets nouveaux dans une situation. Si l’on s’engage dans cette voie, on n’a jamais fini : ce n’est jamais celle du talent consommé ; une fois ses études faites et le point trouvé, il ne s’en départ plus… C’était le propre du talent de la Pasta. C’est ainsi qu’ont fait Rubens, Raphaël, tous les grands compositeurs. Outre qu’avec l’autre méthode, l’esprit se trouve toujours dans une perpétuelle incertitude, la vie se passerait en essais sur un seul sujet. Quand la Malibran avait fini sa soirée, elle était épuisée : la fatigue morale se joignait à la fatigue physique, et son frère convient qu’elle n’eût pu vivre longtemps ainsi.

Je lui dis que Garcia, son père, était un grand comédien, constamment le même, dans tous ses rôles, malgré son inspiration apparente. Il lui avait vu, pour l’Othello, étudier une grimace devant la glace ; la sensibilité ne procéderait pas ainsi.

Garcia nous contait encore que la Malibran était embarrassée de l’effet qu’elle devait chercher pour le moment où l’arrivée imprévue de son père suspend les transports de sa joie, quand elle vient d’apprendre qu’Othello est vivant. Elle consultait à cet égard Mme Naldi, la femme du Naldi qui périt par l’explosion d’une marmite, et mère de Mme de Sparre[2]. Cette femme avait été une excellente actrice ; elle lui dit qu’ayant à jouer le rôle de Galatée dans Pygmalion, et ayant conservé pendant tout le temps nécessaire une immobilité tout à fait étonnante, elle avait produit le plus grand effet, au moment où elle fait le premier mouvement qui semble l’étincelle de la vie.

La Malibran, dans Marie Stuart, est amenée devant sa rivale Élisabeth par Leicester, qui la conjure de s’humilier devant sa rivale. Elle y consent enfin, et, s’agenouillant complètement, elle implore tout de bon ; mais outrée de l’inflexible rigueur d’Élisabeth, elle se relevait avec impétuosité et se livrait à une fureur qui faisait, disait-il, le plus grand effet. Elle mettait en lambeaux son mouchoir et jusqu’à ses gants ; voilà encore de ces effets auxquels un grand artiste ne descendra jamais. Ce sont ceux-là qui ravissent les loges et font à ceux qui se les permettent une réputation éphémère.

Le talent de l’acteur a cela de fâcheux qu’il est impossible, après sa mort, d’établir aucune comparaison entre lui et les rivaux qui lui disputaient les applaudissements de son vivant. La postérité ne connaît d’un acteur que la réputation que lui ont faite ses contemporains, et pour nos descendants, la Malibran sera mise sur la même ligne que la Pasta, et peut-être lui sera-t-elle préférée, si on tient compte des éloges outrés de ses contemporains. Garcia, en parlant de cette dernière, la classait dans les talents froids et compassés, plastiques, disait-il. Ce plastique, c’était l’idéal qu’il eût dû dire. À Milan, elle avait créé la Norma avec un éclat extraordinaire ; on ne disait plus la Pasta, mais la Norma ; Mme Malibran arrive, elle veut débuter par ce rôle ; cet enfantillage lui réussit. Le public, partagé d’abord, la mit aux nues, et la Pasta fut oubliée. C’était la Malibran qui était devenue la Norma, et je n’ai pas de peine à le croire. Les gens de peu d’élévation, et point difficiles en matière de goût, et c’est malheureusement le plus grand nombre, préféreront toujours les talents de la nature de celui de la Malibran.

Si le peintre ne laissait rien de lui-même, et qu’on fût obligé de le juger, comme l’acteur, sur la foi des gens de son temps, combien les réputations seraient différentes de ce que la postérité les fait ! Que de noms obscurs aujourd’hui ont dû, dans leur temps, jeter d’éclat, grâce au caprice de la mode et au mauvais goût des contemporains ! Heureusement que, toute fragile quelle est, la peinture, et à son défaut la gravure, conserve et met sous les yeux de la postérité les pièces du procès, et permet de remettre à sa place l’homme éminent peu estimé du sot public passager, qui ne s’attache qu’au clinquant et à l’écorce du vrai.

Je ne crois pas qu’on puisse établir une similitude satisfaisante entre l’exécution de l’acteur et celle du peintre. Le premier a eu son moment d’inspiration violente et presque passionnée, dans lequel il a pu se mettre, toujours par l’imagination, à la place du personnage ; mais une fois ses effets fixés, il doit, à chaque représentation, devenir de plus en plus froid, en rendant ses effets. Il ne fait en quelque sorte que donner chaque soir une épreuve nouvelle de sa conception première, et plus il s’éloigne du moment où son idéal, encore mal débrouillé, peut lui apparaître encore avec quelque confusion, plus il s’approche de la perfection : il calque, pour ainsi dire. Le peintre a bien cette première vue passionnée sur son sujet, mais cet essai de lui-même est plus informe que celui du comédien. Plus il aura de talent, plus le calme de l’étude ajoutera de beautés, non pas en se conformant le plus exactement possible à sa première idée, mais en la secondant par la chaleur de son exécution.

L’exécution, dans le peintre, doit toujours tenir de l’improvisation, et c’est en ceci qu’est la différence capitale avec celle du comédien. L’exécution du peintre ne sera belle qu’à la condition qu’il se sera réservé de s’abandonner un peu.

— Travaillé aux Arabes en course[3] et au Valentin.

  1. Manuel Garcia, musicien français, fils du célèbre chanteur Manuel Garcia. Formé par son père à l’enseignement du chant, il s’y consacra lui-même exclusivement, et fut attaché vers 1835 au Conservatoire de Paris. Ses sœurs, Marie et Pauline Garcia, se sont toutes deux rendues célèbres comme cantatrices, la première (morte en 1836 à Bruxelles) sous le nom de Mme Malibran, la seconde sous le nom de Mme Viardot.
  2. Giuseppe Naldi, chanteur italien, né en 1765, mort en 1820 à Paris. Après de grands succès en Angleterre, il débuta en 1819 sur la scène des Italiens, à Paris ; mais l’année suivante un terrible accident vint mettre fin à sa carrière. Une marmite de récente invention, et dont la soupape avait été trop fortement fixée, éclata en morceaux dans une expérience, et Naldi, atteint par les débris, fut tué net.

    Sa fille et son élève, Mlle Naldi, avait débuté également en 1819 au théâtre Italien et partagé la vogue de la Pasta. Elle quitta la scène en 1823 pour épouser le comte de Sparre, et depuis cette époque elle ne s’est plus fait entendre que dans les salons.

  3. Voir Catalogue Robaut, no 468.