Journal (Eugène Delacroix)/28 avril 1832

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 183-185).

Tanger, 28 avril. — Hier 27 avril, il est passé sous nos fenêtres une procession avec musique, tambours et hautbois. C’était un jeune garçon qui avait complété ses études premières et qu’on promenait en cérémonie ; il était entouré de ses camarades qui chantaient et de ses parents et maîtres. On sortait des boutiques et des maisons pour le complimenter. Lui était enveloppé dans un burnous.

Dans les occasions de détresse, les enfants sortent avec leurs tablettes d’école et les portent avec solennité. Ces tablettes sont en bois, enduites de terre glaise ; on écrit avec des roseaux et une sorte de sépia qui peut s’effacer facilement. Ce peuple est tout antique[1]. Cette vie extérieure et ces maisons fermées soigneusement : les femmes retirées. — L’autre jour querelle des marins qui ont voulu entrer dans une maison maure. Un nègre leur a jeté sa savate au nez.

Abou, le général qui nous a conduits, était l’autre jour assis sur le pas même de la porte ; il y avait sur le banc notre garçon de cuisine. Il n’a fait que s’incliner un peu de côté pour nous laisser passer. Il y a quelque chose de républicain dans ce sans-façon. Les grands de l’endroit vont se mettre dans un coin de la rue accroupis au soleil et causent ensemble ; on se juche dans quelque boutique de marchands. Ces gens-ci ont un certain nombre, et un petit nombre, de cas prévus ou possibles, quelques impôts, quelque punition dans une circonstance donnée ; mais tout cela sans l’ennui et le détail continus dont nous accablent nos polices modernes. L’habitude et l’usage antique règlent tout. Le même rend grâces à Dieu de sa mauvaise nourriture et de son mauvais manteau. Il se trouve trop heureux encore de les avoir.

Certains usages antiques et vulgaires ont de la majesté qui manque chez nous dans les circonstances les plus graves : l’usage des femmes d’aller le vendredi sur les tombeaux avec des rameaux qu’on vend au marché, les fiançailles avec la musique, les présents portés derrière les parents, le couscoussou, les sacs de blé sur les mules et sur les ânes, un bœuf, des étoffes sur des coussins.

Ils doivent concevoir difficilement l’esprit brouillon des chrétiens et leur inquiétude qui les porte aux nouveautés. Nous nous apercevons de mille choses qui manquent à ces gens-ci. Leur ignorance fait leur calme et leur bonheur ; nous-mêmes sommes-nous à bout de ce qu’une civilisation plus avancée peut produire.

Ils sont plus près de la nature de mille manières : leurs habits, la forme de leurs souliers. Aussi la beauté s’unit à tout ce qu’ils font. Nous autres, dans nos corsets, nos souliers étroits, nos gaines ridicules, nous faisons pitié. La grâce se venge de notre science.

  1. Delacroix écrivait à Pierret le 29 février, peu de temps après son arrivée : « Imagine, mon ami, ce que c’est que de voir, couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Catons, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde ; ces gens-ci ne possèdent qu’une couverture dans laquelle ils marchent, dorment, et sont enterrés, et ils ont l’air aussi satisfait que Cicéron devait l’être de sa chaise curule. Je te le dis, vous ne pourrez jamais croire à ce que je rapporterai, parce que ce sera bien loin de la vérité et de la noblesse de ces natures. L’antique n’a rien de plus beau. » (Corresp., t. I, p. 178.) Delacroix parlant de l’Afrique, un jour, disait à Th. Silvestre qui l’a rapporté dans son livre : les Artistes vivants : « L’aspect de cette contrée restera toujours dans mes yeux ; les hommes de cette forte race s’agiteront toujours, tant que je vivrai, dans ma mémoire. C’est en eux que j’ai vraiment retrouvé la beauté antique. »