Journal (Eugène Delacroix)/28 avril 1854

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 341-344).

28 avril. — Ma pensée se porte à mon réveil sur les moments si agréables et si doux à ma mémoire et à mon cœur que j’ai passés près de ma bonne tante[1] à la campagne. Je pense à elle, à Henry, à ce malheureux… que le ménage a perdu pour des sentiments comme ceux-là, si jamais il les a éprouvés, aussi bien qu’il en a fait un portefaix, au lieu d’un artiste. Je lui donne ce nom pour dire qu’il n’est plus adonné qu’à la matière, mais de la manière la plus triste ; il traîne véritablement le plus triste fardeau qu’il soit possible de porter, celui de son ménage et de sa maison à soutenir, et il n’y a plus chez lui une étincelle d’aspiration vers le plaisir de l’esprit ou de son métier ; — mais sa situation d’à présent m’éloigne de mes pensées de ce matin.

Je me disais qu’il y a dix ans maintenant que j’avais été pour la dernière fois à Frépillon[2] ; c’est vers le mois de mai 1844 environ, qu’après être revenu du dernier séjour que j’y avais fait, ce qui avait lieu ordinairement au printemps et à l’automne, je fus voir Mme His[3], qui demeurait à l’Arsenal, et j’y vis ma tante, qui venait déjà pour consulter, J’étais moi-même dans le quartier pour travailler à mon tableau de la rue Saint-Louis[4], que j’achevais. Jenny m’accompagnait. Je ne suis plus retourné depuis à Frépillon. Vers le mois d’août, ma tante est venue se constituer dans la maison de santé du faubourg Saint-Antoine, de laquelle je suis venu à bout de la persuader de se retirer.

En réfléchissant sur la fraîcheur des souvenirs, sur la couleur enchantée qu’ils revêtent dans un passé lointain, j’admirais ce travail involontaire de l’âme qui écarte et supprime, dans le ressouvenir de moments agréables, tout ce qui en diminuait le charme, au moment où on les traversait. Je comparais cette espèce d’idéalisation, car c’en est une, à l’effet des beaux ouvrages de l’imagination. Le grand artiste concentre l’intérêt en supprimant les détails inutiles ou repoussants, ou sots ; sa main puissante dispose et établit, ajoute ou supprime, et en use ainsi sur des objets qui sont siens ; il se meut dans son domaine et vous y donne une fête à son gré ; dans l’ouvrage d’un artiste médiocre, on sent qu’il n’a été maître de rien ; il n’exerce aucune action sur un entassement de matériaux empruntés. Quel ordre établirait-il dans ce travail où tout le domine ? Il ne peut qu’inventer timidement et que copier servilement ; or, au lieu de faire comme l’imagination qui supprime les côtés repoussants, il leur donne un rang égal et quelquefois supérieur par la servilité avec laquelle il copie. Tout est donc confusion et insipidité dans son ouvrage. Que s’il s’y mêle quelque degré d’intérêt et même de charme, à raison du degré d’inspiration personnelle qu’il lui sera donné de mêler à sa compilation, je le comparerai à la vie comme elle est, et à ce mélange de lueurs agréables et de dégoûts qui la composent. De même que dans la composition bigarrée de mon demi-artiste où le mal étouffe le bien, nous ne sentons qu’à peine, dans le courant de la vie, ces instants passagers de bonheur, tant ils sont gâtés par les ennuis de tous les moments.

Un homme peut-il dire qu’il a été heureux dans tel moment de sa vie qu’il trouve charmant par le souvenir ? Il l’est assurément par ce souvenir même, il se rend compte du bonheur qu’il a dû éprouver ; mais dans l’instant de ce prétendu bonheur, se sentait-il vraiment heureux ? Il était comme un homme qui possède une parcelle de terrain dans laquelle est enfoui un trésor dont il n’a pas connaissance. Appellerez-vous riche un tel homme ? pas plus que je n’appelle heureux celui qui lest sans s’en douter, ou sans savoir à quel point il l’est. Le vulgaire trouve heureux le monarque, parce qu’il dispose de tout, de tout ce qui lui manque surtout ; il ne voit pas qu’il est assiégé par des ennuis attachés à sa condition élevée, comme il l’est lui-même dans sa médiocrité. Ces ennuis obscurcissent tous les plaisirs, pour lui comme pour le monarque ; et combien n’en est-il pas qu’il goûte, sans presque le savoir, qui sont inestimables et qui sont interdits, inconnus même des grands qu’il envie ! Ces avantages sont si nombreux, ils sont si certains qu’ils suffisent amplement, je ne dirai pas à consoler, mais à rendre charmée de son lot, cette partie de l’humanité dont la médiocrité est le partage…

Les pures jouissances que je trouve ici, sans parler du peu de goût que j’ai pour les plaisirs des grands, me dispensent d’allonger cette note.

  1. Madame Riesener
  2. Delacroix, dans sa jeunesse, allait souvent à Frépillon, chez son oncle Riesener.
  3. Madame Charles His. (Voir suprà, t. I, p. 271.)
  4. Le Christ au jardin des Oliviers. (Voir Catalogue Robaut, no 176.)