Journal (Eugène Delacroix)/29 juillet 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 396-401).

29 juillet. — Sur le portrait. — Sur le paysage, comme accompagnement des sujets. Du mépris des modernes pour cet élément d’intérêt. — De l’ignorance où ont été presque tous les grands maîtres de l’effet qu’on pouvait en tirer : Rubens, par exemple, qui faisait très bien le paysage, ne s’inquiétait pas de le mettre en rapport avec ses figures, de manière à les rendre plus frappantes ; je dis frappantes pour l’esprit, car pour l’œil, ses fonds sont calculés en général pour outrer plutôt par le contraste la couleur des figures. Les paysages du Titien, de Rembrandt, du Poussin, sont en général en harmonie avec leurs figures. Chez Rembrandt même — et ceci est la perfection — le fond et les figures ne font qu’un. L’intérêt est partout : vous ne divisez rien, comme dans une belle vue que vous offre la nature et où tout concourt à vous enchanter. Chez Watteau, les arbres sont de pratique : ce sont toujours les mêmes, et des arbres qui rappellent les décorations de théâtre plus que ceux des forêts. Un tableau de Watteau mis à côté d’un Ruysdaël ou d’un Ostade perd beaucoup. Le factice saute aux yeux. Vous vous lassez vite de la convention qu’ils présentent et vous ne pouvez vous détacher des Flamands.

La plupart des maîtres ont pris l’habitude, imitée servilement par les écoles qui les ont suivis, d’exagérer l’obscurité des fonds qu’ils mettent aux portraits ; ils ont pensé ainsi rendre les têtes plus intéressantes, mais cette obscurité des fonds, à côté de figures éclairées comme nous les voyons, ôte à ces portraits le caractère de simplicité qui devrait être le principal. Elle met les objets qu’on veut mettre en relief dans des conditions tout à fait extraordinaires. Est-il naturel, en effet, qu’une figure éclairée se détache sur un fond très obscur, c’est-à-dire non éclairé ? La lumière qui arrive sur la personne ne doit-elle pas logiquement arriver sur le mur ou sur la tapisserie sur laquelle elle se détache ?… A moins de supposer que la figure se détache fortuitement sur une draperie extrêmement foncée, — mais cette condition est fort rare, — ou sur l’entrée d’une caverne ou d’une cave entièrement privée de jour, circonstance encore plus rare, le moyen ne peut paraître que factice.

Ce qui fait le charme principal des portraits, c’est la simplicité. Je ne mets pas au nombre des portraits ceux où on cherche à idéaliser les traits d’un homme célèbre qu’on n’aura pas vu et d’après des images transmises ; l’invention a droit de se mêler à de semblables représentations. Les vrais portraits sont ceux qu’on fait d’après des contemporains : on aime à les voir sur la toile, comme nous les rencontrons autour de nous, quand même ce seraient des personnes illustres. C’est même à l’égard de ces dernières que la vérité complète d’un portrait vous offre plus d’attrait. Notre esprit, quand ils sont loin de notre vue, se plaît à agrandir leur image comme les qualités qui les distinguent ; quand cette image est fixée et qu’elle est sous nos yeux, nous trouvons un charme infini à comparer la réalité à ce que nous nous sommes figuré.

Nous aimons à trouver l’homme à côté ou à la place du héros. L’exagération du fond dans le sens de l’obscurité fait bien ressortir, si l’on veut, un visage très éclairé ; mais cette grande lumière devient presque de la crudité : en un mot, c’est un effet extraordinaire qui est sous nos yeux plutôt qu’un objet naturel. Ces figures détachées si singulièrement ressemblent à des fantômes et à des apparitions plus qu’à des hommes. Cet effet ne se produit que trop de lui-même, par l’effet du rembrunissement des couleurs par le temps. Les couleurs obscures deviennent plus obscures encore en proportion des couleurs claires qui conservent plus d’empire, surtout si les tableaux ont été fréquemment dévernis et revernis. Le vernis s’attache aux parties sombres et ne s’en détache pas facilement ; l’intensité dans les parties noires va donc toujours en s’augmentant ; de sorte qu’un fond qui n’aura présenté, dans la nouveauté de l’ouvrage, qu’une médiocre obscurité, deviendra avec le temps d’une obscurité complète. Nous croyons, en copiant ces Titien, ces Rembrandt, faire les ombres et les clairs dans le rapport où le maître les avait tenus ; nous reproduisons pieusement l’ouvrage ou plutôt l’injure du temps. Ces grands hommes seraient bien douloureusement surpris en retrouvant des croûtes enfumées, au lieu de leurs ouvrages, comme ils les ont faits. Le fond de la Descente de croix de Rubens, qui devait être un ciel très obscur à la vérité, mais tel que le peintre a pu se le figurer dans la représentation de la scène, est devenu tellement noir qu’il est impossible d’y distinguer un seul détail…

On s’étonne quelquefois qu’il ne reste rien de la peinture antique ; il faudrait s’étonner d’en retrouver encore quelques vestiges dans les barbouillages de troisième ordre qui décorent encore les murailles d’Herculanum, lesquels étaient dans des conditions de conservation un peu meilleures, étant exécutés sur les murs et n’étant pas exposés à autant d’accidents que les tableaux des grands maîtres, peints sur des toiles ou sur des panneaux, et que leur mobilité exposait à plus d’accidents. On s’étonnerait moins de leur destruction si l’on réfléchissait que la plupart des tableaux produits depuis la renaissance des arts, c’est-à-dire très récents, sont déjà méconnaissables, et qu’un grand nombre déjà a péri par mille causes. Ces causes vont se multipliant, grâce au progrès de la friponnerie en tous genres, qui falsifie les matières qui entrent dans la composition des couleurs, des huiles, des vernis, grâce à l’industrie, qui substitue, dans les toiles, le coton au chanvre, et des bois de mauvaise qualité aux bois éprouvés que l’on employait autrefois pour les panneaux. Les restaurations maladroites achèvent cette œuvre de destruction. Beaucoup de gens s’imaginent avoir beaucoup fait pour les tableaux quand ils les ont fait restaurer ; ils croient qu’il en est de la peinture comme d’une maison qu’on répare, et qui est toujours une maison, comme tout ce qui est à notre usage que le temps détruit, mais que notre industrie fait encore durer et servir, en le replâtrant, en le réparant de mille manières. Une femme, à la rigueur, peut, grâce à la toilette, cacher quelques rides pour produire une certaine illusion et paraître un peu plus jeune qu’elle n’est ; mais pour les tableaux, c’est autre chose : chaque restauration prétendue est un outrage mille fois plus regrettable que celui du temps ; ce n’est pas un tableau restauré qu’on vous donne, mais un autre tableau, celui du misérable barbouilleur qui s’est substitué à l’auteur du tableau véritable qui disparaît sous les retouches.

Les restaurations dans la sculpture n’ont pas le même inconvénient.

— Sur le gothique neuf.