Journal (Eugène Delacroix)/2 février 1855

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 7-8).

2 février. — Dîné avec Mme de Forget. — Chez Mme Cerfbeer ensuite. J’ai fait les deux choses.

Beaucoup causé avec Eugène[1], que j’aime beaucoup.

Chez Cerfbeer[2] ensuite, où l’on étouffait ; j’ai causé avec Pontécoulant[3] et avec sa femme. Il me disait assez justement que la prise de Sébastopol serait l’empêchement irrémédiable à la paix ; que l’Empereur, en 1812, n’avait pas rétabli le royaume de Pologne pour ne pas fermer tout retour à la paix, bien persuadé que la Russie n’abandonnerait jamais ses prétentions sur la Pologne et en ferait toujours un objet d’amour-propre au premier chef, comme elle en fait un de sa possession de la Crimée, le talisman véritable qui lui ouvre le chemin à la domination de l’Orient.

En sortant, je me suis promené sur le boulevard avec délices : j’aspirais la fraîcheur du soir, comme si c’était chose rare. Je me demandais, avec raison, pourquoi les hommes s’entassent dans des chambres malsaines, au lieu de circuler à l’air pur, qui ne coûte rien. Ils ne causent que de choses insipides qui ne leur apprennent rien et ne les corrigent de rien ; ils font avec application des parties de cartes ou bâillent solitairement au milieu de la cohue, quand ils ne trouvent personne à ennuyer.

  1. Eugène de Forget.
  2. Alphonse Cerfbeer (1797-1859), auteur dramatique.
  3. Le comte de Pontécoulant (1794-1882), officier et littérateur. Il se battit sous les ordres de Napoléon pendant les Cent-jours et fut blessé en 1830 dans la campagne de Belgique à la tête d’un corps de volontaires parisiens qu’il avait organisé. De retour en France, M. de Pontécoulant s’est occupé de littérature et surtout de musique.