Journal (Eugène Delacroix)/30 septembre 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 95-96).

30 septembre. — Retourné, malgré le dimanche, à la Maison d'œuvre. Nous avions été auparavant faire je ne sais quelle course avec la bonne cousine ; elle ne veut s’en aller qu’après m’avoir vu entrer. Je me jette sur les figures d’anges des treizième et quatorzième siècles : les vierges folles, les bas-reliefs d’une proportion encore sauvage, mais pleins de grâce ou de force.

J’ai été frappé de la force du sentiment : la science lui est presque toujours fatale ; l’adresse de la main seulement, une connaissance plus avancée de l’anatomie ou des proportions livre à l’instant l’artiste à une trop grande liberté ; il ne réfléchit plus aussi purement l’image, les moyens de rendre avec facilité ou en abrégé le séduisant et l’entraînant à la manière. Les écoles n’enseignent guère autre chose : quel maître peut communiquer son sentiment personnel[1] ? On ne peut lui prendre que ses recettes ; la pente de l'élève à s’approprier promptement cette facilité d’exécution, qui est chez l’homme de talent le résultat de l’expérience, dénature la vocation et ne fait, en quelque sorte, qu’enter un arbre sur un arbre d’une espèce différente. Il y a de robustes tempéraments d’artistes qui absorbent tout, qui profitent de tout ; bien qu’élevés dans des manières que leur nature ne leur eût pas inspirées, ils retrouvent leur route à travers les préceptes et les exemples contraires, profitent de ce qui est bon, et, quoique marqués quelquefois d’une certaine empreinte d’école, deviennent des Rubens, des Titien, des Raphaël, etc.

Il faut absolument que, dans un moment quelconque de leur carrière, ils arrivent, non pas à mépriser tout ce qui n’est pas eux, mais à dépouiller complètement ce fanatisme presque toujours aveugle, qui nous pousse tous à l’imitation des grands maîtres et à ne jurer que par leurs ouvrages. Il faut se dire : cela est bon pour Rubens, ceci pour Raphaël, Titien ou Michel-Ange. Ce qu’ils ont fait les regarde ; rien ne m’enchaîne à celui-ci ou à celui-là.

Il faut apprendre à se savoir gré de ce qu’on a trouvé ; une poignée d’inspiration naïve est préférable à tout. Molière, dit-on, ferma un jour Plaute et Térence ; il dit à ses amis : « J’ai assez de ces modèles : je regarde à présent en moi et autour de moi. »

  1. Voir sur ce point notre étude, pages 32, 33, 34. C’est là une des idées les plus chères à Delacroix et les plus significatives de son esthétique.