Journal (Eugène Delacroix)/3 avril 1860

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 392-394).

3 avril. — Fragilité des ouvrages de peinture et autres.

Je lis une Vie de Léonard de Vinci d’un M. Clément (Revue des Deux Mondes, 1er avril 1860). C’est le pendant à une Vie de Michel-Ange, très bonne, du même, publiée l’année dernière. J’y suis frappé surtout de la disparition notée par lui de presque tous ses ouvrages, tableaux, manuscrits, dessins, etc. Il n’y a personne qui ait produit davantage et laissé si peu de chose. Cela me rappelle ce que Lonchamps[1] dit de Voltaire : qu’il ne croyait jamais avoir fait assez pour sa réputation. Un peintre, dont les ouvrages sont uniques, est exposé à bien plus de chances de destruction, ou, ce qui est peut-être pis, d’altération ; il a bien plus de sujet de chercher à produire beaucoup d’ouvrages pour que quelques-uns au moins puissent surnager.

Ce serait un ouvrage curieux qu’un Commentaire sur le traité de la peinture de Léonard. Broder sur cette sécheresse donnerait matière à tout ce qu’on voudrait.

Voir dans cette vie de Léonard la lettre qu’il écrit au duc de Milan, où il lui détaille toutes ses inventions. J’y ai trouvé qu’il avait eu une idée qui répond à celle que j’avais à Dieppe, dans un article sur l’art militaire[2], d’avoir des chariots qui transportent de petits détachements de soldats au milieu de l’ennemi, etc. Il dit : « Je fais des chariots couverts que l’on ne saurait détruire, avec lesquels on pénètre dans les rangs de l’ennemi et on détruit son artillerie. Il n’est si grande quantité de gens armés qu’on ne puisse rompre par ce moyen, et derrière ces chariots, l’infanterie peut s’avancer sans obstacles et sans danger. » Il a tout prévu, il dit : « Dans le cas où on serait en mer, je puis employer beaucoup de moyens offensifs et défensifs, et entre autres construire des vaisseaux à l'épreuve des bombardes, etc. »

L’auteur de l’article parle des divers tableaux de la Cène, des peintres célèbres qui ont précédé Léonard : le Cénacle de Giotto, celui de Ghirlandajo… Les compositions austères sont raides, les personnages ne marquent ni par leur expression, ni par leur attitude, etc. Plus jeunes chez l’un de ces maîtres, déjà plus vivaces chez l’autre, ils ne concourent point à l’action, qui n’a rien de cette unité puissante et de cette prodigieuse variété que Léonard devait mettre dans son chef-d'œuvre. Si l’on se reporte au temps où cet ouvrage fut exécuté, on ne peut qu'être émerveillé du progrès immense que Léonard fit faire à son art. Presque le contemporain de Ghirlandajo, condisciple de Lorenzo di Credi et du Pérugin, qu’il avait rencontré dans l’atelier de Verrocchio, il rompt d’un coup avec la peinture traditionnelle du quinzième siècle ; il arrive sans erreurs, sans défaillances, sans exagérations et comme d’un seul bond, à ce naturalisme judicieux et savant, également éloigné de l’imitation servile et d’un idéal vide et chimérique. Chose singulière ! le plus méthodique des hommes, celui qui parmi les maîtres de ce temps s’est le plus occupé des procédés d’exécution, qui les a enseignés avec une telle précision que les ouvrages de ses meilleurs élèves sont tous les jours confondus avec les siens, cet homme, dont la manière est si caractérisée, n’a point de rhétorique[3]. Toujours attentif à la nature, la consultant sans cesse, il ne s’imite jamais lui-même ; le plus savant des maîtres en est aussi le plus naïf, et il s’en faut que ses deux émules, Michel-Ange et Raphaël, méritent au même degré que lui cet éloge.

  1. Pierre Charpentier de Lonchamps (1740-1817), littérateur, auteur d’un Tableau historique des gens de lettres.
  2. Voir t. II, p 450 et suiv.
  3. On se rappelle ce que Delacroix entendait par cette expression de rhétorique appliquée aux ouvrages de l’esprit. Nous avons longuement insisté sur ce point dans notre Étude, p. xxxii.