Journal (Eugène Delacroix)/4 avril 1824

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 80-81).


Dimanche 4 avril. — Tout est intéressé pour moi, dans la nécessité de me renfermer davantage dans la solitude. Les plus beaux et les plus précieux instants de ma vie s’écoulent dans des distractions qui ne m’apportent au fond que de l’ennui. La possibilité ou l’attente d’être distrait commencent déjà à énerver le peu de force que me laisse le temps mal employé de la veille. La mémoire n’ayant à s’exercer sur rien d’important périt ou languit. J’amuse mon activité avec des projets inutiles. Mille pensées précieuses avortent faute de suite. Ils me dévorent, ils me mettent au pillage. L’ennemi est dans la place… au cœur ; il étend partout la main.

Pense au bien que tu vas trouver, au lieu du vide qui te met incessamment hors de toi-même : une satisfaction intérieure et une mémoire ferme ; le sang-froid que donne la vie réglée ; une santé qui ne sera pas délabrée par les concessions sans fin à l’excès passager que la compagnie des autres entraîne ; des travaux suivis et beaucoup de besogne.

— J’ai été à mon atelier. Henry Scheffer venu et commencé son portrait.

Dîné ensemble. Cela ne fait rien en passant et de la sorte… C’était, l’année dernière, l’habitude de ces dîners à jours fixes et attendus, qui étaient funestes !

— Le soir chez Mme Guillemardet, où j’ai appris la nouvelle infortune de ma sœur. Quand sera-t-elle tranquille ?

— Se procurer la Panhypocrisiade[1]. On pourrait en faire des dessins. — Une suite aussi sur René, sur Melmoth[2].

  1. La Panhypocrisiade, de Népomucène Lemercier, poème satirique en seize chants, singulier ramassis de scènes sans liaison, mais dont quelques-unes sont fort belles.
  2. On voit ici la première idée d’une composition qui devait être une de ses plus belles œuvres, connue sous ces noms : Melmoth ou Intérieur d’un couvent de Dominicains à Madrid, ou l’Amende honorable. Cette composition lui fut inspirée par la salle du Palais de justice de Rouen. Nous extrayons à ce sujet d’une biographie de Corot, publiée par M. Robaut, un passage marquant la profondeur de l’impression que le paysagiste avait éprouvée en voyant le tableau de Delacroix : « Nous étions assis sur l’un des bancs qui font le tour de la salle des Pas perdus ; il était là, silencieux depuis un moment, les yeux levés sur les hautes voûtes en bois sculptés, quand tout à coup il s’écria : Quel homme ! quel homme ! Il revoyait dans sa pensée le tableau de l’Amende honorable que nous avions admiré ensemble quelques jours auparavant… » On sait que les deux artistes avaient l’un pour l’autre une vive admiration.