Journal (Eugène Delacroix)/5 février 1847

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 258-260).

5 février. — J’ai passé toute la journée à me reposer et à lire dans ma chambre. Commencé Monte-Cristo : c’est fort amusant, sauf cependant les immenses dialogues qui remplissent les pages ; mais, quand on a lu cela, on n’a rien lu…

Après dîner, chez Pierret, où j’ai trouvé le jeune Soulié[1]. Pierret est toujours malade de son point de côté. Ensuite chez Alberthe[2] ; sa fille est alitée.

— Voici des titres d’ouvrages à avoir, que j’ai pris chez elle :

Moyen infaillible de conserver sa vue en bon état, jusqu’à une extrême vieillesse, traduit de l’allemand de M. G.-J. Beer, docteur en médecine de l’Université de Vienne.

Ifland : l’Art de prolonger la vie.

Confucius (dans le genre de Marc-Aurèle).

Marc-Aurèle, ancienne édition, traduite par Dacier.

L’Homme de cour, de Balthazar Gracian[3], traduit par Amelot de la Houssaye[4].

— Chez Pierret, nous avons parlé des facéties et coq-à-l’âne de M. de C…

— Je disais qu’en littérature, la première impression est la plus forte ; comme preuve, les Mémoires de Casanova, qui m’ont fait un effet immense, quand je les ai lus pour la première fois dans l’édition écourtée, en 1829. J’ai eu occasion depuis d’en parcourir des passages de l’édition plus complète, et j’ai éprouvé une impression différente.

Le jeune Soulié me dit que M. Niel[5], ayant lu le Neveu de Rameau[6], dans la traduction française faite d’après celle que Goethe avait faite en allemand, le préférait à l’original ; nul doute que ce ne soit l’effet de cette vive impression de certaines formes sur l’esprit qui, sur le même objet, n’en peut plus recevoir de semblables.

(Je relis ceci en 1857. — Je relis les Mémoires de Casanova, pendant ma maladie, je les trouve plus adorables que jamais ; donc ils sont bons.)

  1. Il s’agit probablement ici de M. Eudore Soulié, qui appartenait à l’administration des Musées, et qui mourut conservateur du Musée de Versailles.
  2. Petite-cousine de Delacroix.
  3. Balthazar Graciait, Jésuite espagnol, né en 1584, mort en 1658, est l’auteur d’un certain nombre d’œuvres littéraires, notamment un Traité de rhétorique et des allégories pleines de métaphores.
  4. Amelot de la Houssaye, né en 1634, mort en 1706, s’est fait connaître par quelques traductions estimées, notamment celle du Prince, de Machiavel.
  5. M. Niel, bibliothécaire au ministère de l’intérieur, était un homme des plus distingués, très brillant causeur, d’un esprit très fin et très délicat, et grand amateur de crayons du seizième siècle. Il publia avec son propre texte le beau recueil de Portraits historiques, d’après les crayons de Dumoustier, Clouet et autres, gravés par Riffaut.
  6. Le texte exact du Neveu de Rameau vient d’être publié récemment par MM. Monval et Thoinan, qui ont retrouvé le manuscrit original, écrit de la main même de Diderot.