Journal (Eugène Delacroix)/5 octobre 1847

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 329-332).

5 octobre. — Prêté à Villot le numéro de la Revue où est l’article de Gautier sur Töpffer.

— Villot venu me voir ; nous avons parlé du procédé de la figure de l’Italie[1].

J’ai été reprendre mon travail pour la première fois, depuis le 12 septembre. Je suis satisfait de l’effet de cette figure. Toute la journée, j’ai été occupé, et très agréablement, d’idées et de projets de peintures relatives à cela. J’ai peint en quelques instants la petite figure de l’homme tombé en avant percé d’une flèche.

Il faudrait faire ainsi des tableaux esquisses qui auraient la liberté et la franchise du croquis. Les petits tableaux m’énervent, m’ennuient ; de même les tableaux de chevalet, même grands, faits dans l’atelier ; on s’épuise à les gâter. Il faudrait mettre dans de grandes toiles, comme Cournault me disait qu’était la Bataille d’Ivry de Rubens, à Florence, tout le feu que l’on ne met d’ordinaire que sur des murailles.

La manière appliquée à la figure de l’Italie est très propre pour faire des figures dont la forme serait aussi rendue que l’imagination le désire, sans cesser d’être colorées, etc.

La manière de Prud’hon s’est faite en vue de ce besoin de revenir sans cesse, sans manquer à la franchise. Avec les moyens ordinaires, il faut toujours gâter une chose pour en obtenir une autre ; Rubens est lâché dans ses Naïades, pour ne pas perdre sa lumière et sa couleur. Dans le portrait de même : si l’on veut arriver à une extrême force d’expression et de caractère, la franchise de la touche disparaît, et avec elle la lumière et la couleur. On obtiendrait des résultats très prompts et jamais de fatigue. On peut toujours reprendre, puisque le résultat est presque infaillible.

La cire m’a beaucoup servi pour cette figure, afin de faire sécher promptement et revenir à chaque instant sur la forme. Le vernis copal peut remplir cet objet ; on pourrait y mêler de la cire.

Ce qui donne tant de finesse et d’éclat à la peinture sur papier blanc, c’est sans doute cette transparence qui tient à la nature essentiellement blanche du papier… L’éclat des Van Eyck et ensuite de Rubens tient beaucoup sans doute au blanc de leurs panneaux.

Il est probable que les premiers Vénitiens peignirent sur des fonds très blancs ; leurs chairs brunes ne semblent que de simples glacis laqueux sur un fond qui transparaît toujours. Ainsi, non seulement les chairs, mais les fonds, les terrains, les arbres, sont glacés sur fond blanc, dans les premiers flamands, par exemple. Se rappeler dans la Nymphe endormie[2] que j’ai commencée ces jours-ci, et à laquelle j’ai travaillé devant Soulier et Pierret, aujourd’hui dimanche, quel a été l’effet du rocher, derrière la figure et le terrain, ainsi que le fond de forêt, après que je l’eus glacé de laques jaunes et de vert malachite, etc., sur une préparation blanche que j’avais remise sur l’ancien affreux rocher de terre d’ombre, etc.

Dans les anciens tableaux flamands sur panneaux et faits de la sorte en glacis, l’aspect roussâtre est manifeste. La difficulté consiste donc à trouver une convenable compensation de gris, pour balancer le jaunissement et l’ardent des teintes.

J’avais eu une idée de tout cela dans l’esquisse que j’ai faite, il y a quelque dix ans, de Femmes enlevées par des hommes à cheval[3], d’après une estampe de Rubens ; comme elles sont, il n’y manque que quelque gris. Il n’est même pas possible que les fonds, les draperies ne participent entièrement à l’exécution des chairs, quand on les exécute par glacis sur des fonds blancs. Le disparate est insupportable d’une autre manière. Il me semblait, après avoir modelé cette Nymphe avec du blanc pur, que le fond qui était derrière, fond de rochers faits avec des tons opaques comme dans une peinture ébauchée dans le système de la demi-teinte locale, n’était pas le fond qui convenait, mais qu’il fallait un ton clair de draperies ou de murailles : j’ai donc couvert de blanc ce rocher ; et quand ensuite je me suis avisé d’en faire un autre rocher avec des tons aussi transparents que possible, la chair a pu s’accorder avec cet accessoire ; mais il m’a fallu repeindre de même la draperie, le terrain et le fond de forêt.

  1. Hémicycle d’Attila.
  2. Voir même sujet, Catalogue Robaut, no 789.
  3. Delacroix fait sans doute allusion ici au tableau de Rubens qui se trouve à la Pinacothèque de Munich et qui est connu sous le nom d’Enlèvement des filles de Leucippe.