Journal (Eugène Delacroix)/6 juin 1856

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 151-156).

6 juin. — J’ai été hier, en sortant de l’Hôtel de ville, voir la fameuse Exposition agricole. Toutes les têtes sont tournées ; on est dans l’admiration de toutes ces belles imaginations : machines à exploiter la terre, bêtes de tous les pays amenées à un concours fraternel de tous les peuples ; pas un petit bourgeois qui, sortant de là, ne se sache un gré infini d'être né dans un siècle si précieux.

J’ai éprouvé pour mon compte la plus grande tristesse au milieu de ce rendez-vous bizarre : ces pauvres animaux ne savent ce que leur veut cette foule stupide ; ils ne reconnaissent pas ces gardiens de hasard qu’on leur a donnés ; quant aux paysans qui ont accompagné leurs bêtes chéries, ils sont couchés près de leurs élèves, lançant sur les promeneurs désœuvrés des regards inquiets, attentifs à prévenir les insultes ou les agaceries impertinentes qui ne leur sont pas ménagées.

Le plus simple bon sens eût suffi pour convaincre de l’inutilité de cette réunion, avant qu’on l’ait effectuée. La vue même de ces animaux si divers de forme et de propriétés suffira-t-elle pour convaincre de la folie qu’il y aurait à les transplanter, à les isoler des conditions dans lesquelles ils se sont développés et de l’influence du climat natal ? La nature a voulu qu’une vache fût petite en Bretagne et grande en Écosse. Était-il bien nécessaire d’assembler de si loin et dans un même lieu ces naïfs ?…

En entrant dans cette exposition de machines destinées à labourer, à ensemencer, à moissonner, je me suis cru dans un arsenal et au milieu de machines de guerre ; je me figure ainsi ces balistes, ces catapultes, instruments grossiers et hérissés de pointes de fer, ces chars armés de faux et de lames acérées ; ce sont là les engins de Mars et non de la blonde Cérès.

La complication de ces instruments effroyables contraste singulièrement avec l’innocence de la destination ; quoi ! cette effroyable machine armée de crocs et de pointes, hérissée de lames tranchantes, est destinée à donner à l’homme son pain de tous les jours ! La charrue, que je m'étonne de ne pas voir placée parmi les constellations, comme la lyre et le chariot, ne sera plus qu’un instrument tombé dans le mépris ! Le cheval aussi a fait son temps.

Ces petites machines à vapeur, avec leurs pistons, leur balancier, leur gueule enflammée, sont les chevaux de la future société. L’affreux et lugubre tintamarre de ses roues… Don Quichotte eût mis sa lance en arrêt !

Laissez à la Hongrie les bœufs affligés de cornes, dont ils ne savent que faire !… A quoi bon dans nos plaines ces vaches descendues des Alpes de la Suisse ? ces bœufs avec cornes ou sans cornes, de climats et de constitutions divers, qui réclament une nourriture particulière et des soins ?…

Quant à ces légumes poussés à une humidité et une chaleur factices, laissez-les aux curieux d’Argenteuil pour les moules en carton, comme l’idéal de l’asperge et du navet, plus propre à étonner la vue qu'à réjouir l’appétit : tous ces petits parterres, venus là pour la circonstance, semblables à ces forêts que les enfants improvisent dans leurs jeux en plantant des blanches en terre.

Pauvres peuples abusés, vous ne trouvez pas le bonheur dans l’absence du travail ! Voyez ces oisifs condamnés à traîner le fardeau de leurs journées et qui ne savent que faire de ce temps que les machines leur abrègent encore. Voyager était autrefois une distraction pour eux ; se tirer de la torpeur de chaque jour, voir d’autres climats, d’autres mœurs, donnait le change à cet ennemi qui leur pèse et les poursuit. A présent, ils sont transportés avec une rapidité qui ne laisse rien voir ; ils comptent les étapes par les stations de chemin de fer qui se ressemblent toutes ; quand ils ont parcouru toute l’Europe, il semble qu’ils ne sont pas sortis de ces gares insipides qui paraissent les suivre partout comme leur oisiveté et leur incapacité de jouir. Les costumes, les usages variés, qu’ils allaient chercher au bout du monde, ils ne tarderont pas à les trouver semblables partout.

Déjà l’Ottoman qui se promenait en robe et en pantoufles sous un ciel toujours riant, s’est emprisonné dans les ignobles habits de la prétendue civilisation : ils ont des vêtements serrés, comme dans les pays où l’air libre est un ennemi dont il faut se garantir ; ils ont adopté ces couleurs monotones qui sont celles des peuples du Nord, qui vivent dans la boue et dans les frimas. Au lieu du spectacle du Bosphore riant sous le soleil et qu’ils contemplaient tranquillement, ils s’enferment dans de petites salles de spectacle pour y voir des vaudevilles français ; vous retrouvez ces vaudevilles, ces journaux, tout ce bruit pour rien, dans toutes les parties du monde, comme l'éternelle gare, avec ses cyclopes et ses sifflements sauvages.

On ne fera pas trois lieues sans cet accompagnement barbare : les champs, les montagnes en seront sillonnés : on se rencontrera comme se rencontrent les oiseaux, dans les plaines de l’air… Voir n’est plus rien : il faut arriver pour repartir ! On ira de la Bourse de Paris à celle de Saint-Pétersbourg ; les affaires réclameront tout le monde, quand il n’y aura plus de moissons à recueillir au moyen des bras, des champs à surveiller et à améliorer par des soins intelligents.

Cette soif d’acquérir des richesses, qui donneront si peu de jouissance, aura fait de ce monde un monde de courtiers. On dit que c’est une fièvre qui est aussi nécessaire à la vie des sociétés, que la vraie fièvre l’est au corps humain dans certaines maladies et au dire des médecins.

Quelle est donc cette maladie nouvelle que n’ont point connue tant de sociétés éclipsées aujourd’hui et qui ont pourtant étonné le monde par les grandes et véritablement utiles entreprises, par des conquêtes dans le domaine des grandes idées, par de vraies richesses employées à augmenter la splendeur des États et à relever à leurs yeux les sujets de ces États ? Que n’emploie-t-on cette activité impitoyable à creuser de vastes canaux pour l'écoulement de ces inondations fatales qui nous consternent, ou pour élever des digues capables de les contenir ! C’est ce qu’a fait l’Égypte, qui a discipliné les eaux du Nil et opposé les Pyramides à l’envahissement des sables du désert ; c’est ce qu’ont fait les Romains, qui ont couvert le monde ancien de leurs routes, de leurs ponts et aussi de leurs arcs de triomphe.

Qui élèvera une digue aux mauvais penchants ? Quelle main fera rentrer dans leur lit le débordement des passions viles ? Où est le peuple qui élèvera une digue contre la cupidité, contre la basse envie, contre la calomnie, qui flétrit les honnêtes gens dans le silence ou dans l’impuissance des lois ? Quand cette autre machine, la presse impitoyable, sera-t-elle disciplinée ? Quand est-ce que l’honneur, la réputation de l’homme intègre ou de l’homme éminent, et par conséquent envié, ne sera plus en butte aux calomnies empoisonnées du premier inconnu ?

(Coudre tout cela aux réflexions du mois de mai 1853[1], à propos de celles de Girardin sur la France labourée à la mécanique.)

  1. Voir t. II, p. 198.