Journal (Eugène Delacroix)/7 avril 1824

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 82-83).


Mercredi 7. — Encore un mercredi… Je n’avance guère… Le temps beaucoup.

Travaillé au petit Don Quichotte. — Le soir, Leblond, et essayé de la lithographie[1]. Projets superbes à ce sujet. Charges dans le genre de Goya.

— La première et la plus importante chose en peinture, ce sont les contours. Le reste serait-il extrêmement négligé que, s’ils y sont, la peinture est ferme et terminée. J’ai plus qu’un autre besoin de m’observer à ce sujet : y songer continuellement et commencer toujours par là.

Le Raphaël doit à cela son fini, et souvent aussi Géricault.

— Je viens de relire en courant tout ce qui précède : je déplore les lacunes. Il me semble que je suis encore le maître des jours que j’ai inscrits, quoiqu’ils soient passés ; mais ceux que ce papier ne mentionne point sont comme s’ils n’avaient point été[2].

Dans quelles ténèbres suis-je plongé ? Faut-il qu’un misérable et fragile papier se trouve être, par ma faiblesse humaine, le seul monument d’existence qui me reste ? L’avenir est tout noir. Le passé qui n’est point resté, l’est autant. Je me plaignais d’être obligé d’avoir recours à cela ; mais pourquoi toujours m’indigner de ma faiblesse ? Puis-je passer un jour sans dormir et sans manger ? Voilà pour le corps. Mais mon esprit et l’histoire de mon âme, tout cela sera donc anéanti, parce que je ne veux pas en devoir ce qui peut m’en rester à l’obligation de l’écrire ; au contraire, cela devient une bonne chose que l’obligation d’un petit devoir qui revient journellement.

Une seule obligation, périodiquement fixe dans une vie, ordonne tout le reste de la vie : tout vient tourner autour de cela. En conservant l’histoire de ce que j’éprouve, je vis double ; le passé reviendra à moi… L’avenir est toujours là.

— Se mettre à dessiner beaucoup les hommes de mon temps. Beaucoup de médailles, voilà pour le nu.

Les gens de ce temps : du Michel-Ange et du Goya.

— Lire la Panhypocrisiade.

  1. Delacroix ne considérait pas comme sérieux ses premiers essais, remontant à 1817 : mais on sait que plus tard il devint un maître du dessin lithographique.
  2. Une des raisons qui sans doute contribuèrent le plus à la rédaction du Journal, du moins dans les premiers temps de la carrière artistique de Delacroix, fut le manque de mémoire dont il se plaint à plusieurs reprises et auquel ce passage fait allusion ; et puis, de même qu’il croyait à la nécessité d’une hygiène physique rigoureuse pour favoriser le travail de l’esprit, il était intimement convaincu de l’utilité d’une hygiène mentale journalière comportant des obligations strictes et des exercices réguliers. Ces principes de conduite ne contribuèrent pas peu à l’admirable fécondité dont il donna l’exemple.