Journal (Eugène Delacroix)/7 mai 1824

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 109-113).

Vendredi 7. — Le matin, un instant chez Pierret et Soulier. Emporté à lui des croquis de Naples.

Acheté pour 5 fr. de gravures, rue des Saints-Pères… Costumes orientaux et instruments de sauvages, une ancienne lithographie de Géricault, prise de la Bastille, etc.

Déjeuné, en sortant de chez Soulier, au coin de la rue des Saints-Pères et de la rue de l’Université.

— À l’atelier ; Pierret y était. J’ai travaillé à l’habit de l’homme du milieu ; cela détache mieux l’homme couché. Dufresne me recommande surtout de donner la couleur locale et de faire des gens du pays.

— Il faut s’efforcer de n’interrompre que pour finir le Velasquez.

L’esprit humain est étrangement fait ! J’aurais consenti à y travailler, perché, je crois, sur un clocher ; aujourd’hui je ne puis penser à l’achever que comme à une seccatura ; tout cela, parce que j’en suis hors depuis longtemps ; il en est de même de mon tableau et de tous les travaux possibles pour moi. Il y a une croûte épaisse à rompre pour s’y mettre de cœur ; quelque chose, un terrain rebelle qui repousse le soc et la houe. Mais après un peu d’obstination, sa rigueur s’évanouit tout à coup ; il est prodigue de fleurs et de fruits : on ne peut suffire à les recueillir.

— Fielding venu à l’atelier. Dîné avec lui rue de la Harpe et M. du Fresnoy[1]. Promenade au Luxembourg ; chez eux, rue Jacob. Rentré à onze heures.

Le rossignol. — Quel rapide instant de gaieté dans toute la nature : ces feuilles si fraîches, ces lilas, ce soleil rajeuni. La mélancolie s’enfuit pendant ces courts moments. Si le ciel se couvre de nuages et se rembrunit, c’est comme la bouderie charmante d’un objet aimé : on est sûr du retour.

J’ai entendu ce soir en revenant le rossignol[2] ; je l’entends encore, quoique fort éloigné. Ce ramage est vraiment unique, plutôt par les émotions qu’il fait naître qu’en lui-même. Buffon s’extasie en naturaliste sur la flexibilité du gosier et les notes variées du mélancolique chanteur du printemps. Moi, je lui trouve cette monotonie, charme indéfinissable de tout ce qui fait une vive impression. C’est comme la vue de la vaste mer ; on attend toujours encore une vague avant de s’arracher à son spectacle ; on ne peut le quitter. Que je hais tous ces rimeurs avec leurs rimes, leurs gloires, leurs victoires, leurs rossignols, leurs prairies ! Combien y en a-t-il qui aient vraiment peint ce qu’un rossignol fait éprouver… ? Et pourtant leurs vers ne sont pleins que de cela. Mais si le Dante en parle, il est neuf comme la nature, et l’on n’a entendu que celui-là. Tout est factice et paré et fait avec l’esprit. Combien y en a-t-il qui aient peint l’amour ? Le Dante est vraiment le premier des poètes… On frissonne avec lui, comme devant la chose, supérieur en cela à Michel-Ange, ou plutôt différent, car il est sublime autrement, mais pas par la vérité. Come colombe adunate aile pasture, etc. Come si sta a gracidar la rana, etc. Come il villanello, etc., et c’est cela que j’ai toujours rêvé sans le définir, précisément cela. C’est une carrière unique.

— Mais quand une chose t’ennuiera, ne la fais pas. Ne cours pas après une vaine perfection. Il est certains défauts pour le vulgaire qui donnent souvent la vie.

— Mon tableau acquiert une torsion, un mouvement énergique qu’il faut absolument y compléter. Il y faut ce bon noir, cette heureuse saleté, et de ces membres comme je sais, et comme peu les cherchent. Le mulâtre fera bien.

Il faut remplir ; si c’est moins naturel, ce sera plus fécond et plus beau. Que tout cela se tienne ! O sourire d’un mourant ! Coup d’œil maternel ! étreintes du désespoir, domaine précieux de la peinture ! Silencieuse puissance qui ne parle qu’aux yeux, et qui gagne et s’empare de toutes les facultés de l’âme ! Voilà l’esprit, voilà la vraie beauté qui te convient, belle peinture, si insultée, si méconnue, livrée aux bêtes qui t’exploitent[3]. Mais il est des cœurs qui t’accueilleront encore religieusement ; de ces âmes que les phrases ne satisfont point, pas plus que les inventions et les idées ingénieuses. Tu n’as qu’à paraître avec ta mâle et simple rudesse, tu plairas d’un plaisir pur et absolu. Plus de donquichotteries indignes de toi ! Avouons que j’y ai travaillé avec la passion. Je n’aime point la peinture raisonnable ; il faut, je le vois, que mon esprit brouillon s’agite, défasse, essaye de cent manières, avant d’arriver au but dont le besoin me travaille dans chaque chose. Il y a un vieux levain, un fond tout noir à contenter. Si je ne me suis pas agité comme un serpent dans la main d’une pythonisse, je suis froid ; il faut le reconnaître et s’y soumettre, et c’est un grand bonheur. Tout ce que j’ai fait de bien a été fait ainsi.

Recueille-toi profondément devant ta peinture et ne pense qu’au Dante. C’est ceci que j’ai toujours senti en moi !

  1. Du Fresnoy, amateur de l’époque.
  2. Ces émotions de nature, dont on trouve ici les premières traces, devaient jouer un grand rôle dans le développement sentimental et artistique de Delacroix. Il nous parait intéressant d’insister sur ce point, d’autant mieux qu’une des plus belles pages de son Journal, une des plus accomplies comme forme littéraire, et qui se trouve dans un cahier de l’année 1854, lui fut inspirée par une impression analogue à celle que nous voyons notée ici.
  3. Dans la correspondance du maître comme dans son journal, on trouve les traces de son noble désintéressement, de son culte passionné pour l’art : « Nous vivons, mon bon ami, dans un temps de découragement, écrit-il à Félix Guillemardet en 1821. Il faut de la vertu pour y faire un Dieu du Beau uniquement. Eh bien, plus on le déserte, plus je l’adore. Je finirai par croire qu’il n’y a au monde de vrai que nos illusions. » (Corresp., t. I, p 73.)