Journal (Eugène Delacroix)/8 octobre 1855

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 103-104).

8 octobre. — Je finis par m’enrhumer, au milieu de ce froid de la chambre où je me sens gagner à la longue, et à la fenêtre où je me place souvent le matin à moitié vêtu.

Je sors, un peu languissant par ce rhume commençant, vers midi ou une heure ; je vais à la jetée ; la mer est toute plate et baisse ; cette jetée à claire-voie, qui remplace celle en pierre, amortit les vagues et ôtera du pittoresque. Une barque à voiles, qui veut absolument rentrer malgré la marée descendante, va au pied de cette jetée et jette l’ancre pour ne pas être entraînée hors de la jetée. J’admire la patience, la peine de ces pauvres gens pour se tirer de là ; les passants, sur la jetée, leur viennent en aide et les remorquent.

Je viens reprendre Jenny ; je dessine un peu. Nous devions faire des visites à des marchands ; nous n’en avons pas le courage ; nous prenons par le dernier bassin et nous montons sur la falaise derrière le château. Je reviens plus enrhumé encore. Petit dîner, agréable comme toujours, quoique plus silencieux, au moins de ma part ; le soir, je sors avec une légère mauvaise humeur ; je vais seul me promener dans la grande rue ; je me couche à neuf heures. Je recule toujours de jour en jour ma visite à la Belge et à l’Anglais que j’ai rencontrés dans le chemin de fer ; j’ai la bonté de me faire un scrupule de ne point aller les voir.

— Je ne puis exprimer le plaisir que j’ai eu à revoir ma Jenny[1]. Pauvre chère femme ! Je retrouve sa petite figure maigre, mais les yeux pétillants du bonheur de trouver à qui parler ; je reviens à pied avec elle, malgré le mauvais temps ; je suis pendant plusieurs jours, et probablement j’y serai tout le temps de mon séjour à Dieppe, sous le charme de cette réunion au seul être dont le cœur soit à moi sans réserve.

  1. Jenny le Guillou avait pour son maître l’attachement obstiné et jaloux d’un chien fidèle. Lors des derniers moments du peintre, ses amis se plaignirent amèrement d’avoir été tenus écartés par elle.