Journal d’un correspondant de guerre en Extrême-Orient/02

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DEUXIÈME PARTIE

LA CROISIÈRE DU MANCHOU-MAROU


À bord du Manchou-Marou, Mer Intérieure, 15 juin.

Un à un, sous la pluie, une soixantaine de voyageurs gravissent lentement l’échelle d’un vapeur en rade de Yokosouka. Enveloppés dans des waterproofs ruisselants, ils baissent la tête devant l’averse qui leur cingle le visage, pareils à ces troupeaux d’émigrants qu’on déverse dans les entreponts des transatlantiques. Rassurez-vous ; les passagers dont je vais vous parler n’ont de commun avec les exilés du nouveau monde que leur triste figure et l’incertitude du sort qui les attend. Ce sont les invités du ministre de la marine japonaise qui sont conviés à suivre sur un paquebot armé en yacht les opérations de la flotte de l’amiral Togo.

Ce paquebot a son histoire : il y a cinq mois, il s’appelait le Mandchuria et naviguait encore sous les trois couleurs du pavillon commercial russe. Propriété de la Compagnie de l’Est-Chinois, il faisait le service postal entre Dalny et Nagasaki. L’ouverture des hostilités le trouva en réparation dans les bassins de ce dernier port, incapable de reprendre la mer. Il y a quelques jours, le tribunal des prises de Sassebo l’a livré à la marine du Mikado, et, sitôt en état, on l’amena à Yokosouka pour recevoir les hôtes du ministre.

Dès la fin de mai, les diverses légations de Tokio recevaient l’avis que les attachés navals et un petit nombre de journalistes étrangers prendraient part à une croisière au cours de laquelle on visiterait certains ports du Japon, et les côtes coréenne et mandchoue de la baie de Corée. Quelques jours plus tard, le départ était fixé au 12 juin ; une note détaillée permettait aux futurs passagers de connaître les noms de leurs compagnons de voyage et de recueillir de vagues renseignements sur leur destination ultérieure.

Nous aurons d’abord seize parlementaires japonais, six membres de la Chambre haute et dix députés, puis vingt directeurs ou rédacteurs des principales feuilles locales. Le personnel européen comprendra sept attachés navals et douze représentants de la presse, six Anglais, deux Américains, un Allemand, un Autrichien, un Italien et un Français.

Nous devons nous arrêter à Kobé, puis faire escale à Miyajinia, Kouré et Etadjima dans la Mer Intérieure, et à Sassebo dans l’Île de Kiouchiou. De là nous nous dirigerons vers la Corée. On nous montrera d’abord Tcliémoulpo el Séoul, puis Haïdjou, enfin Tchinnampo, d’où une caravane se formera pour atteindre Ping-Yang. À partir de ce point, notre itinéraire disparaît dans les ténèbres que le mystérieux état-major japonais sait si bien répandre autour de ses projets. Les indications relatives à la dernière partie du voyage sont rédigées dans le style nouveau dont les officiers du quartier général ont enrichi la littérature militaire. « De Tchinnampo, dit la note japonaise, le Mandchuria rejoindra une certaine escadre à un rendez-vous déterminé, et se conformera aux évolutions prescrites par un certain amiral. En considération des nombreuses mines qui flottent aux environs on ne répond pas de la sécurité des passagers. »

Cette menace n’a fait reculer personne ; trois mois d’attente et d’atermoiements à Tokio ont su inspirer aux plus calmes une soif de carnage immodérée. Aussi tout le monde est présent au moment du départ, et je compte cinquante-quatre voyageurs qui descendent avec moi de l’express de Chimbachi. Nous ne faisons que traverser la petite ville de Yokosouka. C’est le plus ancien des ports de guerre japonais et le premier arsenal de l’empire ; il a été fondé par un ingénieur français, M. Verny. Mais depuis il a fait moins de progrès que Sassebo ou Kouré, et comme on ne veut nous laisser voir que ce qu’il y a de mieux, on nous embarque immédiatement sur les chaloupes à vapeur amarrées au quai. À peine avons-nous le temps d’entrevoir le bizarre petit port, qui s’est développé au point de s’étendre aujourd’hui sur trois baies distinctes, reliées par des coupures pratiquées à travers des rochers à coups de dynamite, pour laisser les torpilleurs se rendre d’un bassin à l’autre sans les obliger de passer par la haute mer.

Nous montons à bord. L’amiral Inouye, préfet maritime, vieux samouraï de Salzouma que trente années d’efforts n’ont pas réconcilié avec l’uniforme européen, nous attend à la coupée. Il nous souhaite bon voyage, tandis qu’une musique militaire croise sans cesse autour de nous, en s’époumonnant de son mieux. On lève l’ancre au milieu de frénétiques acclamations, rythmées à la mesure de l’hymne national japonais et à peine atténués par un inexorable déluge.

Le premier soin de tout passager est d’explorer sa nouvelle demeure. En accomplissant ce devoir, je suis frappé du contraste qu’offre partout notre bateau avec ses hôtes japonais et le drapeau blanc à disque rouge qui flotte à sa poupe. On a eu beau cacher sous une couche de peinture noire les caractères moscovites indiquant le nom du navire et barbouiller les mots Manchou-Marou en grandes lettres blanches d’un mètre cinquante : on n’a pu supprimer les jolies boiseries en bouleau sculpté qui rappellent l’isba de notre dernière Exposition universelle. Le bateau, en effet, est venu de Sassebo tel qu’il était, avec tout son matériel. Seul le piano a été supprimé, sans doute de peur que, par habitude, il ne se mît à jouer tout seul la Bojé Tsara Krani. Le paquebot paraît avoir gardé des sentiments de profond loyalisme pour son ancien pavillon ; il se venge comme il peut de ses oppresseurs. Dès que nous quittons la rade, une jolie brise de noroît aidant, il se laisse aller à un roulis confortable dont le premier effet est d’envoyer les trois quarts des Japonais au fond de leurs cabines. Là encore ils éprouvent des mécomptes, car les inscriptions qui dominent les portes sont indéchiffrables pour eux, et on m’a assuré qu’un membre de la Chambre des pairs en cherchant sa couchette a culbuté dans une baignoire.

Cependant les Européens, qu’un bon génie paraît favoriser, et quelques rares sujets du Mikado se retrouvent à dîner. Ces derniers se montrent dignes fils des valeureux samouraï ; ils avalent stoïquement et restent à leur poste au prix d’efforts qu’ils n’arrivent pas à dissimuler. À la fin du repas, le capitaine de frégate Takarabé, notre cicérone, porte, dans un anglais incertain, un toast à la santé de l’empereur. L’écho est faible, car la mer est forte, et bientôt les derniers représentants de la race jaune ont disparu.

Le lendemain, 13 juin, escale sans intérêt à Kobé, que nous quittons après quelques heures d’arrêt pour nous engager dans les eaux toujours tranquilles de la Mer Intérieure. Les Japonais, encore un peu déconfits, se risquent sur le pont. Toutes les classes de la société nipponne sont représentées, depuis les nobles de premier rang, alliés à la famille impériale et descendants directs de la déesse Soleil, jusqu’aux reporters faméliques et dépenaillés, fruits secs de quelque université provinciale, qui louchent avec convoitise sur les kodaks perfectionnés des correspondants américains. Voici d’abord le marquis Kouroda, vice-président de la Chambre des pairs, digne représentant de l’aristocratie ancienne, menu et soigné comme une poupée d’étagère, toujours serré dans une redingote impeccable, réservé et silencieux. Tout autre est le vieux vicomte Inouye, l’enfant terrible du bateau. Malgré ses cheveux gris et son masque de bouddha camard, il passe son temps à faire des niches à ses collègues. Sa plus grande joie est de cacher les chapeaux des donneurs ou de les réveiller brusquement en leur chatouillant la figure d’un brin de paille habilement dissimulé. Il ne respecte pas les souvenirs les plus sacrés. Hier, on s’était groupé autour d’une espèce de billard anglais ; les joueurs devaient éviter de laisser tomber leur bille dans un trou placé au centre de la planche ; chaque fois qu’un de ses compatriotes manquait son coup, le joyeux compère parcourait le pont en hurlant : « Bravo ! il a fait harakiri… » Ombres des quarante-sept rônines, voilez-vous la face…

Le nouveau Japon est représenté à bord par quelques jeunes gens, fils de daïmios et membres de la Chambre des pairs. Ils cultivent l’anglomanie. Ce sont les gommeux du pays, ceux qu’on appelle les « haïkara », prononciation la plus exacte que les Nippons puissent atteindre des mots anglais « high collars » (hauts cols). Ces types parfaits de la jeunesse progressiste ont fait preuve d’un tact exquis en organisant une poule dont le montant doit revenir à celui qui devinera la date de la prise de Port-Arthur. C’est peut-être très anglais, mais à coup sûr de très mauvais goût sur un bateau international comme le nôtre. Il faut dire, d’ailleurs, à la louange des passagers, que les souscriptions, jusqu’ici, ont brillé par leur absence.

La vue charmante qui se déroule à nos yeux suffit à occuper l’attention. La Mer Intérieure avec son dédale d’îlots verts et de rivages hérissés de cônes volcaniques, avec ses eaux bleues, dont les courants rapides font tourbillonner l’écume, attire tout le monde sur la passerelle. Mais c’est pour moi presque une désillusion : ce pays est vraiment trop semblable aux nôtres. À des milliers de lieues, on retrouve le même climat, les mêmes couleurs, les mêmes arbres. Ici, surtout, c’est un véritable pot-pourri de paysages européens. À Chodochima, l’Allemand croit reconnaître, dans les rizières étagées le long des pentes, les vignobles des bords du Rhin. Plus loin, l’Italien retrouve les escarpements dénudés du détroit de Messine. Le chenal de Ki rappelle aux correspondants anglais les lacs d’Écosse, et j’entends l’attaché autrichien comparer les abords d’Ikoutsouchima aux côtes de Dalmatie.

Après une demi-journée de cette navigation presque fluviale, nous arrivons à notre premier mouillage. La plage de Miyajima est considérée par les Japonais comme une des trois plus belles vues de tout l’empire. Ses vieux temples et ses sombres forêts se cachent au milieu des îles de la Mer Intérieure ; les touristes passent peu, les cartes postales illustrées y sont inconnues, et le sifflet du chemin du fer n’y trouble pas encore le repos des bois sacrés. De la chaloupe qui nous conduit à terre, on découvre tout le petit village, précédé d’un grand torii de bois brut dont le pied est baigné par les flots. Le sanctuaire en est séparé par une forêt de piliers en pierre où sont gravés les noms des généreux donateurs dont les offrandes ont permis d’entretenir dignement les splendeurs de la sainte demeure. Les Japonais, on le sait, sont peu croyants ; la tradition, plus que la foi, les attache aux cultes antiques. Aussi les temples les plus vénérés sont ceux dont le nom se trouve associé à celui d’un célèbre guerrier d’autrefois. La faveur que Hideyochi, le Napoléon japonais, marqua il y a quatre siècles au temple de Miyajima, en fait aujourd’hui comme une relique nationale. Tous les patriotes de l’empire tiennent à honneur de contribuer à sa prospérité, et j’ai vu, non sans étonnement, un énorme poteau couvert d’inscriptions attestant la générosité de la colonie japonaise des îles Sandwich.

Les passagers se dispersent sur la plage ; seul un groupe est resté intact : c’est celui des attachés navals qu’un des jeunes pairs a conviés à une fête japonaise organisée dans un petit hôtel perché au bord d’un ruisseau. Après le bain traditionnel, chaque invité reçoit un kimono en toile bleue et s’accroupit, à la mode du pays, sur les nattes épaisses qui forment le plancher. Première difficulté : les longues jambes européennes s’accommodent mal de cette posture recroquevillée, et bientôt, au grand scandale des petites nesan, les servantes du lieu, s’allongent dan tous les sens au gré de la fantaisie de leurs propriétaires. Voici le diner. Qui pourrait croire que ce joli plateau de laque rouge avec sa multitude de plats minuscules et les petits bâtons blancs allongés symétriquement, contient tant de pièges où le prestige des Occidentaux achèvera de sombrer ?

Pendant une heure entière leurs doigts se cramponnent, se tournent, se raidissent autour des baguettes de bois sans réussir à porter à la bouche la dixième partie des mets qui lui sont destinés. Chacun voit avec plaisir entrer les petites guéchas dont l’arrivée annonce la fin du festin. Les libations de saké ont banni toute contrainte, les hôtes s’étendent nonchalamment dans leurs vêtements flottants. Seul le commandant allemand, sanglé dans son uniforme, sévère comme s’il était de quart sur la passerelle d’un vaisseau de guerre, ne se mêle pas à la gaieté générale, et contemple sans sourciller un de ses collègues sur les genoux duquel se prélassent deux jeunes chanteuses. Le représentant d’une puissance du Nord, abandonnant toute la gravité de sa race, cherche à imiter, au son du chamisen, les mouvements gracieux et maniérés des jolies mousmés…

La fête dura longtemps et l’hospitalité fut plus complète que n’eût pu l’espérer l’Écossais le plus difficile. La lune, qui filtrait doucement à travers les feuilles d’érables jusqu’au toit de chaume, pourrait raconter, mieux que moi, ce qui se passa dans la villa rustique. Tout ce que je puis affirmer, c’est que seul rattaché allemand revint avant le jour à bord du Manchon-Marou.


Etadjima, 16 juin.

On nous a montré avant-hier l’ancien Japon, hier et aujourd’hui c’est le tour du Japon moderne. À Miyajima, on nous a charmés ; à Kouré et à Etadjima, nous nous sommes instruits.

Kouré, où nous arrivons le 15, vers neuf heures du matin, est le meilleur des quatre arsenaux du Japon. Plus fortement protégé contre toute tentative ennemie que Maïdzourou, Sassebo ou Yokosouka, on y a établi les principaux ateliers de construction, les aciéries et la grande cale sèche. C’est ici seulement que les cuirassés peuvent être complétés, armés et réparés. La Mer Intérieure, qui ne communique que par trois passes étroites avec l’Océan, est d’un accès dangereux et facile à défendre. La rade de Kouré, environnée d’îles, constitue au milieu de cette vaste nappe d’eau, comme une seconde mer intérieure, dont les chenaux sont encore plus resserrés et mieux battus que ceux de Kobe, de Bongo et de Chimonoceki. En un mot, c’est le réduit de la puissance maritime de l’empire qu’on va nous faire visiter en détail.

Le vice-amiral Chibayama, commandant la place, petit homme sec et timide, s’est fait remplacer auprès de nous par son lieutenant, le contre-amiral Yamanoutchi. Cet officier, très populaire dans son pays, est surtout connu pour avoir inventé le système de fermeture tronconique à vis non interrompue dont sont pourvues aujourd’hui la plupart des grosses pièces de marine japonaises. Il était allé d’abord apporter sa découverte au Creusot, où on se moqua de lui, puis à une maison anglaise qui lui assura que son innovation allait révolutionner l’artillerie et lui fit prendre un brevet. En réalité, il n’était ni un imbécile ni un génie, mais simplement un constructeur habile, et le Japon, en adoptant le modèle qu’il proposait, lui a assuré des satisfactions à la fois matérielles et morales.

Notre guide nous mène d’abord aux casernes des conscrits, qui viennent d’arriver il y a quinze jours. Le recrutement de la marine japonaise fait appel par moitié aux volontaires et à la conscription. Chacun des quatre ports militaires reçoit cinq cents appelés au 1er décembre et cinq cents engagés au 1er juin. Comme le service actif dure quatre ans, il faut compter un effectif de seize mille hommes de troupe, que vient augmenter un nombre assez important de rengagés. En temps de guerre, avec ses réserves, le Japon peut disposer de trente-cinq mille marins environ. On ne peut s’empêcher de comparer ce chiffre aux cinquante-trois mille matelots que nous mettrions péniblement en ligne pour un tonnage presque cinq fois supérieur. C’est dans cette déplorable économie d’hommes qu’il faut chercher le secret de la difficulté qu’on éprouve à compléter l’équipage chaque fois qu’un de nos navires de guerre reçoit l’ordre d’appareiller. De sorte que nous possédons sur le papier une flotte considérable, mais qu’il est impossible de l’armer d’une manière satisfaisante. Il est certain qu’en cas de guerre nos vaisseaux ne pourraient compter que sur un personnel insuffisant, incapable d’en tirer parti ; mais le chiffre du tonnage maintient une apparence trompeuse et sauve la face. Et c’est tout ce que demande le ministre.

Le Gouvernement du Mikado, au contraire, se soucie peu de contenter l’opinion publique. Il a travaillé tranquillement et donné à son pays une flotte excellente de bâtiments modernes, dont les équipages sont proportionnellement supérieurs en nombre à ceux de toutes les autres marines. Aussi ne faut-il pas s’étonner si de brillants succès sont venus récompenser cette politique avisée.

En raison de la guerre, le nombre des volontaires a été doublé cette année, et nous voyons mille recrues évoluer devant nous sur la grande pelouse verte qui s’étend derrière le quartier. Pendant les six premiers mois, ils resteront à terre. Sauf les mécaniciens, mis à part dès le début, aucune instruction spéciale n’est donnée ; on se contente de dégrossir les conscrits en leur enseignant les nombreux services auxquels un matelot peut être affecté. Nous en voyons grimper aux cordages comme de petits gabiers. D’autres manœuvrent le canon ou apprennent le maniement d’arme. Ceux-ci travaillent sur des enclumes, ceux-là font l’école de chauffe en enfournant dans des cuves des pelletées de cailloux ronds.

Notre deuxième étape nous conduit à la grande cale sèche, l’orgueil de l’arsenal de Kouré. Là peuvent prendre place les plus grands cuirassés du Japon et par conséquent du monde, car les petits Nippons se sont offert le luxe de faire construire les deux navires du plus fort tonnage actuellement sur les eaux. Les plus gros vaisseaux anglais jaugent quinze mille tonnes, tandis que l’Asahi et le Mikasa atteignent quinze mille deux cents. Actuellement, le Gouvernement mikadonal vient de commander aux maisons Armstrong et Vickers-Maxim deux nouvelles citadelles flottantes, qui dépasseront les seize mille tonnes de l’américain Connecticut et des cuirassés britanniques du type King-Edward VII, actuellement en chantier.

L’énorme trou béant s’ouvre à nos pieds. Il est vide, ou du moins presque vide, car au fond on peut apercevoir un tout petit torpilleur dont les dimensions minuscules, perdues dans la fosse gigantesque, paraissent presque risibles. C’est l’Aotaka, qui est venu se faire réparer à la suite de la dernière tentative d’« embouteillage » de Port-Arthur, au cours de laquelle un projectile l’a frappé à bâbord et a causé de graves avaries aux machines. Depuis le commencement de la guerre, à part le Kasouga, endommagé à la suite de sa collision avec le Yochino et reparti de Kouré la semaine dernière, aucun bâtiment n’a été envoyé jusqu’ici ; tous ont pu être remis en état dans les bases navales avancées de Corée, ce qui paraît indiquer que les obus russes ne leur ont pas fait grand mal.

Une seconde cale sèche, moins importante, sépare le grand bassin des ateliers de construction des torpilleurs, où une centaine de travailleurs fourmillent autour d’une coque métallique à peine ébauchée. C’est un nouveau bateau du type A. Normand, commencé il y a huit jours à peine et qui sera achevé dans quelques semaines. Dans tous les chantiers japonais, on travaille fiévreusement en ce moment, car on vient de leur commander trente-sept contre-torpilleurs à fournir dans le plus bref délai. Deux d’entre eux, le Fobouki (tempête de neige) et l’Arare (grêle) sont très avancés et pourront bientôt être lancés dans la rade de Kouré.

Notre inspection est interrompue à cet endroit par le déjeuner, servi sous une grande tente décorée de pavillons bariolés, au fond de laquelle nous devons tous aller inscrire nos noms sur un album destiné à perpétuer le souvenir de cette mémorable journée.

La seconde partie du programme comporte l’inspection de la section d’artillerie, soit l’aciérie, la fonderie de canons et de projectiles et les ateliers de forage, de polissage et d’ajustage. L’esprit japonais, presque toujours l’opposé du nôtre, nous fait commencer notre excursion là où nous l’aurions finie. On nous montre d’abord les canons terminés pour remonter peu à peu l’échelle de la fabrication jusqu’à ses débuts. Dans les ateliers d’ajustage tout, de l’avis des experts, atteint la perfection par la qualité autant que par la rapidité du travail. La fonderie est particulièrement intéressante ; on y fabrique en notre présence quelques projectiles de six et huit pouces ; puis, sous une énorme presse hydraulique, on comprime un bloc de métal en fusion d’où sortira la jaquette d’un canon de vingt centimètres. Qui donc a dit que les Japonais ne s’entendaient qu’à la manufacture d’objets délicats et minuscules, qu’ils ne pourraient jamais travailler autre chose que le bois, la laque et l’ivoire ? En voyant les petits hommes jaunes faire mouvoir sous nos yeux leurs formidables engins, je ne puis m’empêcher de sourire de la variété des diminutifs consacrés à la description de leur pays.

L’aciérie, où des blocs de vingt-cinq tonnes sont coulés d’une seule pièce, termine notre promenade. Déjà fatigués par leur longue marche, les visiteurs supportent difficilement la chaleur intense que les fours dégagent par leurs portes ouvertes. Ils s’épongent le front en soufflant. Le marquis Kouroda, toujours serré dans son immuable redingote, transpire abondamment ; un ingénieur anglais cesse d’étaler sa science, dont il nous rebattait les oreilles depuis le matin ; le gros correspondant allemand réclame de la bière. Tous sont contents de sortir de la fournaise et de monter sur les chaloupes qui nous ramènent à bord.

Notre visite nous a appris que les Japonais peuvent fabriquer eux-mêmes pièces et projectiles d’un calibre inférieur ou égal à vingt centimètres. Au-dessus, ils doivent encore s’adresser à l’industrie étrangère. Ils sont également incapables, en ce moment, de produire des plaques de blindage pour la protection de leurs navires. Celle qu’on a vue à l’Exposition d’Osaka a été fabriquée au prix des plus grandes difficultés, en employant toutes les machines de la section d’artillerie au détriment de la fonderie des canons.

Quoi qu’il en soit, les résultats obtenus sont étonnants si l’on songe qu’il y a vingt-cinq ans l’arsenal de Kouré n’existait pas. L’ordre, la méthode et l’activité déployés par les ingénieurs japonais imposent l’admiration, et je lus sans surprise, le soir, pendant le dîner qu’on nous offrit au Cercle maritime, la seule inscription suspendue au plafond de la grande salle. Elle signifiait : « C’est par l’organisation qu’on triomphe. »

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Quelques coups d’hélice nous amenèrent le lendemain à l’île d’Etadjima, devant le collège naval où sont formés tous les officiers de la marine japonaise. Suivant l’exemple des Américains, les Nippons ont construit l’école à terre, sans employer, pour loger les cadets, une vieille coque sans signification où ils étoufferaient inutilement. La durée des cours est de trois ans, et, à cette différence près, l’établissement d’Etadjima est identique au Borda. Mêmes conditions d’admission, même programme d’études. Seulement, au lieu de soixante-dix élèves par an, comme chez nous, les promotions en comptent une moyenne de cent quatre-vingts. Ainsi, pour les officiers, la disproportion à l’avantage du Japon est encore plus marquée que pour les équipages.

Pendant deux heures on nous promena à travers les dortoirs, l’infirmerie, le gymnase et les salles d’étude. Rien n’y laisse à désirer, et, de l’avis d’un de nos collègues qui a visité toutes les écoles navales du monde, Etadjima ne le cède à aucune autre, sauf peut-être au luxueux établissement d’Annapolis. Pour les cours, les élèves ne sont pas réunis par promotions, mais répartis en sections de vingt ou trente ; le professeur peut ainsi surveiller chacun de ses auditeurs au lieu de se borner à une conférence impersonnelle. J’admire l’application des jeunes gens. Religieusement suspendus aux lèvres de l’orateur, ils ne lèvent même pas la tête pour nous regarder passer ; frappant contraste avec les élèves de nos écoles pour lesquels tout sert de prétexte à l’inattention.

À trois heures du soir, les cours terminés, l’instruction pratique commence et fournit un antidote violent au travail cérébral de la matinée. D’abord l’exercice avec le fusil et les pièces de débarquement, puis, dans un vaste hangar aménagé comme une batterie de navire, la manœuvre de tous les canons qu’on peut trouver à bord d’un croiseur, depuis les hotchkiss de trente-sept millimètres jusqu’au cent vingt sous tourelle.

Enfin, les sports ; ils sont, en général, d’un caractère assez brutal et habituent les cadets aux plus rudes exigences de la vie de marin.

Au fameux jiou-jitsou, les champions sont violemment jetés à terre et heurtent rudement le sol, recouvert de simples nattes. J’en ai fait moi-même l’expérience le mois dernier à Yokohama. Puis l’escrime au sabre à deux mains dont j’ai déjà parlé. Enfin sur le champ de manœuvre avant le dîner, on réunit toute l’école en deux camps, groupés autour de deux piquets de bois maintenus verticalement. Chaque camp se divise en deux fractions, l’une chargée de l’attaque, l’autre de la défense. Au signal donné par un coup de sifflet, l’assaut est donné avec fureur, une mêlée de corps humains s’ensuit et ne cesse que lorsqu’un des poteaux a été jeté à terre. Il arrive souvent que dans l’ardeur du combat quelques-uns des assaillants restent sur le carreau.

Cette éducation Spartiate, jointe au tempérament presque dépourvu de nerfs de la race japonaise, explique la facilité avec laquelle les officiers s’astreignent aux plus dures privations. Quelle est la marine européenne où l’on verrait des capitaines de vaisseau se déguiser en pécheurs et vivre pendant des semaines, dans une mauvaise jonque, de quelques poignées de riz pour pouvoir mieux observer les travaux de l’ennemi ? Où trouvera-t-on ailleurs des amiraux transportant leur pavillon tous les mois d’un cuirassé à un autre, pour permettre à tous les navires de la flotte d’être armés plusieurs fois par an ?

Si la bravoure des marins japonais est égalée par celle des autres flottes, je crois qu’on peut affirmer qu’ils détiennent le record de l’endurance et de l’abnégation, qualités indispensables, qu’on estime beaucoup moins dans les autres marines en général et dans la marine russe en particulier.


En rade de Matsouyama, 19 juin

De graves nouvelles nous sont parvenues de Modji au moment où nous levions l’ancre dans la rade de Kouré. L’escadre de Vladivostok a encore fait des siennes. On nous apprend qu’elle est tombée à l’improviste sur un convoi de transports au large des îles Okinochima à quelques milles seulement de Chimonocéki et a détruit deux navires au moins, le Hitatchi-Marou et le Sado-Marou. Le premier portait des troupes de la quatrième armée, le second n’avait à bord que des coolies destinés aux travaux du chemin de fer. Plusieurs versions circulent au sujet de cette catastrophe qui rappelle celle du Kinchiou-Marou, il y a deux mois.

Les Russes se sont approchés à mille mètres des transports, à la faveur d’une violente averse, et leur ont signalé de s’arrêter. Les Japonais n’ont-ils pas vu les signaux ou ont-ils espéré pouvoir gagner le port de Tsouchima, c’est ce qu’il est impossible d’éclaircir encore. Toujours est-il qu’ils ont continué leur marche à toute vapeur et que l’ennemi a ouvert immédiatement le feu avec ses canons à tir rapide.

Les scènes qui illustrèrent le naufrage du Kinchiou-Marou se reproduisirent à bord du Hitatchi-Marou ; on brûla le drapeau du régiment sur le pont, avec accompagnement de suicides et de harakiri. Bientôt, le navire coulait ; plus heureux, le Sado-Marou, quoique torpillé deux fois à hauteur des machines, restait à flot et a pu être remorqué, le lendemain, jusqu’en vue de Chimonocéki.

Son coup fait, l’escadre de l’amiral Skrydloff a repris la direction du nord, mais comme on ne sait pas s’il s’agit d’une retraite véritable ou seulement d’une feinte, le capitaine du Manchou-Marou a refusé de s’engager sur la haute mer pour ne pas exposer aux possibilités d’une rencontre avec l’ennemi les précieuses existences qui lui ont été confiées. Il a télégraphié à l’état-major général à Tokio, d’où on lui a répondu d’aller mouiller à Matsouyama en attendant de nouveaux ordres. Pendant la courte traversée, nos compagnons de voyage ont la satisfaction de croiser le Tosa-Marou, un des transports que l’on croyait perdus, et qui ramène une vingtaine de naufragés de l’Hitatchi-Marou, qu’on peut apercevoir en chemise sur le pont. On leur fait une ovation.

Matsouyama est situé sur la côte nord-ouest de l’île de Chikokou. C’est un gros bourg bizarrement construit en cercle autour d’un piton isolé au sommet duquel se dresse un vieux château fort. Ce palais était habité, au temps de la féodalité, par les daïmios de la famille Hisamatsou, dont le dernier représentant est actuellement attaché militaire à Paris.

Réputé en temps ordinaire pour les sources thermales de Dogo, situées dans un de ses faubourgs, Matsouyama emprunte aujourd’hui une célébrité passagère à la présence des soldats russes qu’on y tient en captivité. Ce sont ces malheureux qui sont appelés à dédommager les passagers du Manchon-Marou du retard imposé à leurs pérégrinations par l’engagement d’Okinochima. Les organisateurs de cette exhibition sentaient sans doute ce qu’elle avait de déplacé, car le programme de la journée, affiché sur le pont comme à l’ordinaire au moment du débarquement, passait les prisonniers sous silence et se bornait à mentionner l’inspection de l’hôpital militaire et une excursion aux bains sulfureux de Dogo.

Une averse diluvienne nous obligea à recourir, pour cette tournée, aux services de kouroumas poussifs ; et lorsque, arrivés à destination, les coolies firent tomber le tablier de toile cirée qui nous barrait la vue, nous ne fûmes pas médiocrement étonnés de nous trouver devant la porte d’un temple bouddhiste. Quel bizarre hôpital ! Un corps de garde a été construit près de l’entrée ; une escouade de fantassins s’y sèche autour d’un poêle en fonte. Plus loin, la cour qui précède l’édifice est coupée en deux par une clôture en bois de deux mètres de haut, au-dessus de laquelle apparaît la pointe du toit de tuiles grises reluisant sous la pluie. Nous la franchissons, et la vérité se révèle soudain à nos yeux sous la forme d’une centaine de paires de bottes, alignées avec la régularité de soldats prussiens. Ce ne sont pas des malades, mais des gens fort bien portants qu’on va nous faire voir.

Je ne sais pourquoi, avant d’entrer, je suis resté à regarder les énormes chaussures noires des fusiliers russes. Elles me font penser aux combats des siècles passés, aux guerres de l’Empire et plus encore à celles de Frédéric II ou du maréchal de de Saxe. C’était alors le temps des lignes d’infanterie rigides et lourdes à manier, où les soldats marchaient à l’attaque en masses profondes, en se sentant les coudes, et frappaient du pied en cadence pour maintenir le rythme du pas et la cohésion de leur formation compacte. C’était aussi l’époque où les fantassins enfonçaient leurs talons en terre pour résister au choc de la cavalerie qu’ils recevaient sur six rangs de baïonnettes.

Quelques marches en bois nous conduisent sous la véranda du temple, et devant nous, sur toute la profondeur de la, vaste salle, les prisonniers se tiennent debout, en ligne, raidis comme pour l’inspection d’un de leurs officiers. Ce sont bien, eux aussi, des soldats du passé et les bottes démesurées de tout à l’heure sont faites pour leur convenir. Grands et lourds de membres, ils ont des traits durs sous la forêt de cheveux blonds et la barbe longue ; de grands yeux bleus, au regard enfantin, adoucissent leur physionomie. Il paraissent perdus et sont intimidés par ces étrangers qui leur parlent un langage qu’ils ne comprennent pas. Tous d’un même mouvement automatique se tournent vers leurs sous-officiers ; au signal d’un sergent major, ils nous souhaitent la bienvenue, d’une même voix, comme au théâtre une troupe de figurants bien dressée. Je m’imagine que ces soldats avec leur haute stature doivent être superbes à la parade sous l’uniforme de gala, et, sans doute, à l’école de bataillon ils manœuvrent admirablement et défilent à la perfection. Mais c’est toujours la vieille école de Souwarof qu’on leur enseigne : « La balle est une traîtresse, la baïonnette une gaillarde. » La guerre cependant ne se fait plus ainsi et le combattant d’aujourd’hui peut se passer des détails de l’exercice à la prussienne.

Mon souvenir se porte involontairement vers les réservistes de l’armée du Mikado que j’ai vu instruire sur les champs de manœuvre de Tokio. On ne leur avait pas enveloppé les jambes de cuir rigide et pesant ; ils ne portaient que des sandales de paille et des guêtres de toile. Mais aussi quelle légèreté, quelle rapidité de mouvements ! Il fallait les voir utiliser les moindres accidents de terrain, tantôt disparaissant dans les fossés, tantôt sautant les haies ; toujours attentifs au coup de sifflet de l’officier qui les groupait autour de lui ou les éparpillait au loin comme une volée de moineaux. D’une éducation militaire toute nouvelle, les Japonais n’ont pas pour les gêner de vieille routine, celle qui pèse sur les anciennes nations et retarde le développement normal de l’armement et de la tactique.

Revenons à Matsouyama. J’ai découvert parmi les sous-officiers (car il n’y a pas d’officiers dans le local où nous nous trouvons), un sergent major du 11e de fusiliers sibériens, originaires des provinces de la Baltique ; il parle allemand assez couramment. Il a été pris ainsi que presque tous ceux qui sont internés à Matsouyama, à la bataille du Yalou livrée sur les bords du Yalou le 18 avril (1er mai, vieux style). Sur un total de cinq cent quatre-vingt-treize prisonniers, une cinquantaine seulement est tombée aux mains de l’ennemi à la suite d’autres combats, quelques-uns à Nanchan, d’autres à Chong-Jou et à Feng-Houang-Tcheng.

Tous les valides ont été répartis dans quatre logements différents, trois temples et l’hôtel de ville, en attendant l’achèvement des baraquements en bois qu’on est en train de bâtir du côté de Dogo, et dont la construction ne reviendra pas à moins de trente mille yens au gouvernement. Les prisonniers ont été traités avec beaucoup d’égards et n’ont aucune réclamation à formuler contre les soldats et les officiers chargés de les surveiller.

— Au point de vue matériel, me dit le sous-officier que j’interroge, il faut reconnaître que les Japonais ont fait de leur mieux ; on ne peut évidemment pas se plaindre, mais il n’y a rien à dire de plus. On se base pour tout sur les conditions auxquelles sont soumises les soldats japonais, mais il existe une telle différence d’habitudes et de régime entre eux et nous, que nous en supportons désagréablement les conséquences. Ainsi, regardez cette salle où nous sommes parqués au nombre de quatre-vingts environ. Une même quantité de fantassins japonais s’y trouverait parfaitement à l’aise, mais nos hommes ont besoin de mouvement et lorsqu’il pleut comme aujourd’hui et qu’on ne peut profiter du petit jardin pour se dégourdir les jambes, nous souffrons véritablement. Pour la nourriture, c’est la même chose : on nous a dit que nous coûtions vingt-cinq sens par jour alors qu’on n’en dépensait que quinze pour un Japonais. C’est très bien ; mais ils vivent de riz et de poisson, qu’on paye ici presque rien, tandis que le pain et la viande sont très chers. Nos portions sont maigres, et malheureusement l’inaction aiguise l’appétit. À part cela, nous nous entendons très bien avec eux.

À l’hôpital militaire, où nous arrivons bientôt, nous avons la satisfaction de constater que la santé de tous les blessés est aussi bonne que possible. La propreté et l’excellente organisation des salles, les soins des médecins et des infirmières ont produit leur effet. Presque tous les malades sont debout, les autres entreront bientôt en convalescence ; il n’y a plus d’inquiétude pour aucun d’eux. Ici nous n’entendons que des éloges sans la moindre restriction, et la reconnaissance des Russes se manifeste lorsqu’ils aperçoivent le médecin-chef de l’hôpital qui nous accompagne ; le brave homme peut à peine se dérober aux témoignages de gratitude.

Il y a six officiers encore en traitement. L’un d’eux, M. von W…, parle parfaitement le français. Par une coïncidence bizarre, il se trouve être le beau-frère d’un ancien secrétaire à la légation russe de Tokio. Il est aujourd’hui complètement rétabli, malgré la balle qui lui traversa la poitrine de part en part près de Feng-Houang-Tcheng, il n’y a guère plus d’un mois. Seul, il avait pu quitter la houppelande blanche des malades et reprendre son uniforme de lieutenant de cosaques. Il a vainement demandé à se rendre à Tokio et à y résider sur parole. Les autorités lui ont répondu qu’aucune permission de ce genre ne serait accordée. La situation, disent-ils, est différente au Japon de ce qu’elle pourrait être ailleurs. Il y a fort peu d’étrangers dans le pays, et la différence de taille et d’apparence ferait bien vite reconnaître les prisonniers.

On veut leur éviter les inconvénients d’une curiosité qui serait certainement désagréable et peut-être dangereuse. Au demeurant, M. W… déclare qu’il n’a rien à reprocher à personne ; on permet à ses camarades valides — ils sont dix-sept — de venir le voir. On se fait ainsi périodiquement des visites d’un quartier à un autre, et souvent on peut aller se baigner à Dogo. La Croix-Rouge japonaise envoie de menus cadeaux et du tabac, et les officiers russes ont prélevé quelques dollars sur leurs modestes ressources pour reconnaître les soins dévoués de cette institution admirable. La plus grande privation est le manque absolu d’informations ; depuis qu’ils sont arrivés au Japon, les prisonniers n’ont reçu aucun renseignement sur les péripéties de la guerre. On s’est borné à leur faire sur une mauvaise carte une conférence sur la bataille de Nanchan. Je vous laisse à penser avec quelle joie ils ont accueilli la nouvelle du raid victorieux de l’amiral Skrydloff, que nous avons eu la satisfaction de leur apprendre.

Après l’hôpital, on devait parcourir les trois autres édifices où les Russes sont internés, mais le courage m’a manqué et je suis rentré directement à Dogo. La plupart des autres passagers ont achevé la tournée et le soir m’en ont fait le récit. Il n’y a eu d’autre incident que les vives protestations des trois officiers de l’Ékatérinoslav, vaisseau de la flotte volontaire, pris dans les premiers jours le la guerre. Ils refusent de reconnaître leur situation, déclarant qu’ils sont retraités et ne doivent, par conséquent, pas être considérés comme combattants. On a beau leur expliquer que leur navire était destiné à recevoir des canons et à être utilisé, sous leur commandement, comme croiseur auxiliaire, ils ne veulent rien entendre et assiègent de leurs réclamations quotidiennes le Gouvernement et la légation française. Pour les calmer, on leur a promis qu’ils seraient les premiers à être échangés.

La note comique est donnée par un capitaine amené il y a quelques jours des environs de Port-Arthur. Depuis qu’il est tombé aux mains de l’ennemi, il n’a cessé de menacer ses gardiens des terribles représailles qui les attendent et de leur dépeindre la facilité avec laquelle les Russes en viendront à bout. Impatienté, un officier japonais lui demanda pourquoi, dans ces conditions, il s’était rendu à de si pitoyables adversaires.

— C’est bien simple, répondit le Moscovite, ce sont des soldats du train qui ont fait le coup ; ils n’étaient pas armés, j’ai eu scrupule à les massacrer.

— Fort bien, dans ce cas notre situation est simplifiée, reprit le Japonais ; nous n’enverrons à Port-Arthur que des coolies et vous procurerons quelques compagnons sans que cela nous coûte grand’chose.

Depuis ce jour, le capitaine n’a plus échafaudé de prophéties sur les opérations futures.

Les autres prisonniers contrastaient avec ces quelques exceptions par leur attitude digne et réservée ; ils paraissaient à la fois heureux de voir des visages européens et gênés de la manière dont on les exhibait comme des fauves en cage. On avait réparti pour la circonstance les passagers du Manchou-Marou en petits groupes, à chacun desquels un officier japonais servait de guide, leur donnant ainsi l’apparence des touristes dont l’agence Cook inonde les bords du Nil et les musées italiens. Tous, d’ailleurs, n’ont pas fait preuve du tact le plus élémentaire en conversant avec les pauvres gens dont l’amour-propre souffrait de leur seule présence. L’un d’eux ne leur a-t-il pas demandé, avec une délicatesse toute germanique, comment il se faisait qu’ils étaient toujours battus ?

Il n’y a pas d’hôtel européen à Dogo et on nous y traita de nouveau à la mode japonaise. Je ne sais si j’étais encore sous la fâcheuse impression éprouvée dans la matinée, mais ce fut pour moi un long désenchantement. Le saké était fade, le poisson cru ne passait pas, les baguettes rebelles échappaient à mes doigts ; même les jolies petites guéchas, qui m’avaient tant plu deux jours auparavant, me parurent affectées et disgracieuses. Je quittai les convives de bonne heure pour rentrer à bord, de mauvaise humeur et mécontent de ma journée.


22 juin, en rade de Sassebo.

L’escadre de Vladivostok avait été signalée par le travers de Hakodaté, faisant voile vers le nord. lorsque le capitaine Takarabé reprit l’ordre d’appareiller pour Sassebo, notre prochaine escale. Le lendemain, au lever du soleil, le Manchou-Marou franchissait la passe de Chimonocéki et, quittant la protection des batteries de la côte, voguait sur les eaux de la mer du Japon, exposé sans défense aux coups de Neptune et de l’amiral Skrydloff. Nous sommes environnés d’une véritable flotte de vapeurs de commerce, sortant en masse du port de Modji, où le combat d’Okinochima l’a retenue pendant quatre jours.

Toutes les traces de la catastrophe n’ont pas disparu. D’abord ce sont des épaves qui flottent près de nous, puis une baleinière vide, à la dérive ; enfin, à bâbord, on aperçoit le Sado-Marou. La poupe disparaît sous les flots, l’avant pointe lamentablement en l’air. Des barques et des sampans fourmillent autour de la coque comme des carnassiers autour d’un cadavre. C’est d’un mauvais présage.

À bord du Manchou-Marou, malgré l’heure matinale, tout le monde est sur le pont. Les jumelles sont braquées anxieusement sur l’horizon. On se croirait à Longchamp, un jour de Grand-Prix. Au passage du plus inoffensif cargo-boat, on croit reconnaître le Rurik ou le Gromoboï. Les Japonais aiguisent leurs rasoirs, en vue d’un harakiri général ; seul, le marquis X… court charger son revolver, préférant une mort banale, mais rapide, au suicide chevaleresque et douloureux que lui imposerait, le cas échéant, le respect qu’il doit à la longue lignée de daïmios dont il est issu.

Vers midi, l’antenne du télégraphe sans fil retentit d’un crépitement familier qui attire tous les passagers autour du mât d’artimon. L’angoisse se lit sur les visages : sommes-nous poursuivis ? l’amiral Kamimoura vient-il à notre secours ? a-t-on pris Port-Arthur ? La nouvelle, déchiffrée rapidement, est plus prosaïque : c’est une simple invitation à dîner du préfet maritime de Sassebo. Bientôt deux torpilleurs surmontés du pavillon blanc à rayons rouges viennent à notre rencontre et nous escortent à travers la ligne de mines qui barre l’entrée de la rade. Nous pénétrons dans la jolie baie et mouillons vers six heures du soir en face des grands bâtiments rouges de l’arsenal.

Sassebo restera dans mes souvenirs comme la ville du charbon et des fausses nouvelles.

Tout le charbon brûlé par les vaisseaux de l’amiral Togo passe par Sassebo. Les ressources considérables de houille que possède le Japon ne peuvent lui servir pour la flotte en temps de guerre, à cause de la fumée noire et épaisse qui s’en dégage à la combustion et trahirait de loin la présence des bâtiments. On est donc obligé de s’adresser aux mines de Cardiff ; d’innombrables transports viennent empiler les briquettes anglaises dans les entrepôts de Sassebo. On n’estime pas à moins de cent mille tonnes la réserve de combustible qui s’y trouve accumulée aujourd’hui. Tout est imprégné de charbon ; il est en suspension dans l’air, les rues de la ville et même les eaux de la rade sont recouvertes d’une fine poussière noire qui salit tout. C’est à regretter Londres !

À ces désagréments matériels sont venus s’ajouter, pendant tout notre séjour, les tortures morales de l’incertitude. L’un après l’autre, tous les officiers du bord sont venus nous raconter que des coups de canon avaient été entendus au large, et qu’une grande bataille se livrait à quelques milles de nous. On comprend aisément que ces nouvelles, malgré leur invraisemblance, aient distrait notre attention et diminué dans une certaine mesure l’intérêt très réel de notre visite.

Je ne vous énumérerai pas les interminables magasins qu’ont traversés pendant six heures d’horloge les hôtes de l’amiral Sabechima. Sassebo est un diminutif de Kouré, mais tend à devenir un point d’appui plus important encore. Sa situation géographique lui assure une position offensive bien plus puissante que celle du port lointain de la Mer Intérieure. Ses défenses sont très suffisantes ; seul l’outillage n’est pas encore à la hauteur de tous les besoins d’une flotte moderne. On travaille en ce moment à la compléter. Dix mille ouvriers sont employés à la construction d’une énorme cale sèche de cent soixante et onze mètres, plus longue de vingt et un mètres que celle de Kouré.

C’est d’ici qu’on ravitaille l’escadre de l’amiral Togo non seulement en charbon, mais encore en munitions, en vivres et en effets. Sans compter les charbonniers et le paquebot-poste, trois ou quatre transports partent chaque jour à destination du certain point où se tiennent les flottes combinées.

L’alimentation des dix-huit mille matelots qui en composent les équipages est l’objet d’un soin tout particulier. Voici leur menu : le matin, thé et pain frais ; à midi, riz et poisson ; le soir, viande de conserve, riz et pain. Un des affrétés quitte le port avec neuf mille pains d’une livre représentant chacun deux rations. Les boulangeries de la marine suffisent à ce service ; l’État, en procédant lui-même à la fabrication, réalise une sérieuse économie, car le pain lui revient à trois sens et demi ; il en coûterait six, si l’on s’adressait à l’industrie privée.

Les conserves n’ont pas été adoptées sans difficulté par les marins. Déshabitués de la viande par des siècles de superstitions bouddhiques, les Japonais ont une aversion prononcée pour toute autre chair que celle du poisson. Les efforts des officiers ont pourtant fini par triompher, et le premier résultat du changement de régime alimentaire a été la disparition complète du kakke. Cette dangereuse maladie, commune à tous les pays dont les habitants se nourrissent exclusivement de riz et de poisson, s’attaque de préférence aux hommes jeunes, robustes et bien constitués. Elle se manifeste d’abord par un engourdissement des extrémités, qui dans les cas graves se transforme rapidement en paralysie partielle. Le mal est souvent mortel et prive, dès les premiers accès, le malade de l’usage de ses membres.

On se rend compte du péril dont il menace les armées, d’autant plus qu’il sévit particulièrement parmi les grandes agglomérations humaines. Il a déjà paru, quoique sous une forme bénigne, en Corée, au commencement de la campagne, et a sensiblement diminué l’effectif des divisions du général Kouroki. Dans la flotte, au contraire, aucun cas de kakke ne s’est encore produit. L’état sanitaire des escadres est d’ailleurs excellent, ainsi que le démontre une statistique toute récente. La morbidité moyenne depuis le commencement de la guerre n’a pas dépassé cinquante-huit centièmes pour cent du contingent embarqué.

La boisson des équipages n’est pas, comme on pourrait le croire, l’eau distillée. Pour éviter le scorbut, on fabrique à Sassebo de la limonade gazeuse, expédiée à l’escadre par fournées de cinquante mille bouteilles. Aux rations normales, dont le montant total revient à trente sens (soixante-quinze centimes) par homme et par jour, s’ajoutent les nombreux cadeaux que la population civile prodigue à la flotte. Un hangar spécial leur est affecté, en attendant qu’on les embarque ; des milliers de bouteilles d’eau minérale, des pyramides de boîtes de cigares y sont empilées, et le Manchou-Marou lui-même a l’honneur de porter à son bord une corbeille d’horribles fleurs artificielles que les blanches, ou plutôt les jaunes mains des dames de Yokosouka ont confectionnées à l’intention du Nelson japonais.

L’inspection de toutes ces merveilles nous amena jusqu’à l’heure de l’inévitable banquet qu’ont cru devoir nous offrir les autorités locales. Du moins devait-il présenter plus d’intérêt que les agapes du même genre subies a Kouré et à Etadjima. Quelques-uns de nos hôtes ont déjà joué un rôle important au cours des premiers combats. D’abord c’est le malheureux commandant du Hatsousé qu’on a eu toutes les peines du monde à secourir ; il s’était cramponné au bastingage et voulait couler avec son navire ; il fallut employer la force pour le sauver malgré lui. Voici le lieutenant Matsoumoura, officier d’ordonnance de l’amiral Togo, blessé par un éclat d’obus aux côtés du commandant en chef ; à peine guéri, il doit repartir demain pour le front. On nous montre encore le général Mourata, inventeur du fusil japonais ; le capitaine Kimoura, qui commandait le 9 février la tourelle avant du Foudji, et bien d’autres.

Tous ces officiers se font remarquer par leur discrétion impénétrable et la courtoise habileté avec laquelle ils éludent les demandes de renseignements. Je me rappellerai longtemps le remarquable phénomène d’amnésie dont fut victime un des convives, ancien élève de l’École navale française, qui se trouvait à côté de moi à table. Il me racontait avec les plus minutieux détails la vie qu’il menait il y a quinze ans sur le Borda, mais avait complètement perdu le souvenir de ce qui s’était passé à la première attaque de Port-Arthur, où il s’était distingué. Jetant un regard furtif autour de lui, il me glissa dans l’oreille : « Je suis sûr d’avoir touché le Bayan deux fois. » Il répéta : « Deux fois, » puis se tut, comme honteux de ce qu’il venait d’avouer.

Le lendemain, une heure avant le moment fixé pour le départ, nous nous retrouvons tous à bord. Il y règne un grand désordre ; le bruit d’une nouvelle attaque de l’escadre russe circule ; on parle de nous envoyer à Nagasaki attendre la fin du danger. Personne ne croit à ces rumeurs, même pas, je crois, ceux qui les ont répandues et qui en profitent pour refuser catégoriquement de nous renseigner sur notre destination.


Séoul, 25 juin.

Le Manchou-Marou, filant à toute allure, franchit en trente-quatre heures les cinq cents milles qui séparent Sassebo de Tchémoulpo. Un peu avant le coucher du soleil, nous jetons l’ancre au milieu du mouillage désormais historique, à égale distance des épaves du Varyag et du Koréets, presque recouvertes par les flots de la marée montante. Tout autour de nous dorment les stationnaires étrangers, immobilisés ici depuis de longs mois ; les pavillons anglais, italien et américain sont seuls représentés. Le Kersaint est parti hier pour Changhaï d’où il ramènera M. Collin de Plancy, ministre de France à Séoul, qui rejoint son poste.

Épave du Koréets.

Dès que la nuit s’est étendue sur la rade, on voit s’allumer au ras des eaux une gerbe de becs électriques : ce sont les scaphandriers qui vont se mettre à l’ouvrage pour essayer de renflouer le Varyag, Une entreprise italienne avait offert au Gouvernement de Tokio d’effectuer la mise à flot à forfait moyennant un prix raisonnable, mais les Japonais ont préféré payer plus cher et recueillir la satisfaction d’accomplir l’opération sans le secours des étrangers. Un contre-amiral en retraite est chargé de la direction des travaux. Cet estimable marin, qui, sans doute, a lu l’histoire du siège de Grenade, a fait le vœu, en montant sur le bateau amarré à la coque du Varyag, de ne retourner à terre qu’après avoir réussi dans sa tentative. Il a même ajouté qu’il regagnerait le Japon sur le croiseur russe par ses propres moyens, sans l’aide d’aucun remorqueur. Il espérait que tout serait terminé au mois de juin : puis il a ajourné le renflouement à la fin de juillet ; maintenant on parle de septembre. Les résultats actuels ne répondent guère à l’optimisme du début ; pourtant on a travaillé avec acharnement. Trente-six plongeurs sont employés à vider la carcasse ; ils sont répartis en deux équipes qui, pendant quatre heures chacune, profitent du moment où la mer moins haute leur permet de rester plus longtemps sous l’eau, sans se trouver exposés à une trop forte pression. On a déjà retiré de l’intérieur du navire toute l’artillerie légère et dix pièces de quinze centimètres ; il reste encore deux gros canons de la batterie de bâbord, enfoncés dans la vase et qu’on ne pourra remonter à la surface qu’avec le croiseur lui-même. En ce moment on extrait les obus et le charbon des soutes placées au-dessous de la ligne de flottaison.

De temps à autre, lorsqu’il fait trop chaud pour jouer au tennis et que la colonie européenne de Séoul ne sait pas comment passer le temps, on répand le bruit que le Varyag a bougé. Mais, le lendemain, il faut déchanter, et l’émule d’Isabelle voit encore s’éloigner l’heure de la délivrance. On commence à rire de ces atermoiements continuels ; un correspondant militaire, facétieux autant que désappointé par sa longue incarcération à Tokio, a prédit que le Varyag se dresserait sur les flots le jour où les journalistes étrangers seraient envoyés à l’armée.

Du mouillage au quai de Tchémoulpo, il y a une heure de navigation à la godille dans un sampan infect, cahoté par les gestes indolents de trois grands diables coréens, paresseux et sales. Le trajet conduit le voyageur entre la cheminée noire et blanche du Soungari et le tuyau jaune du Koréets ; l’embarcation échoue plusieurs fois sur les bancs de boue, se fraye difficilement un passage à travers les flottilles de bateaux de pêche ; puis, après avoir sauté d’une barque à l’autre pendant quelques minutes, le voyageur met enfn pied à terre. Ici du moins, le parcours n’est pas long, car à quelques mètres seulement de la jetée se dressent les solives mal équarries qui constituent la gare de Tchémoulpo. Personnel japonais, matériel américain. Le train roule à travers un paysage bien différent de la nature fragmentée dont nous avions pris l’habitude au Japon. Au lieu des petits vallons, séparés comme autant de compartiments par les contreforts des collines lointaines, nous traversons de grandes plaines, limitées à l’horizon par de véritables montagnes. Les rochers mis ont remplacé les pins verts ; l’air sec n’est plus chargé d’humidité fatigante, le ciel paraît plus haut et la chaleur plus légère. On sent enfin l’espace autour de soi, comme si on était transporté soudain sur une planète d’un plus petit diamètre.

Le pont de la Rivière Salée traversé, le train nous dépose à la porte de l’Ouest. Le soleil est couché, et, dans le crépuscule, les kouroumas paraissent glisser à travers une population de fantômes. Les Coréens, généralement vêtus de blanc, sont plus blancs encore que de coutume. Ils ont remplacé, en effet, leurs chapeaux de crin noir par des couvre-chefs couleur d’ivoire, pour célébrer le deuil de madame Om, une des compagnes de Sa Majesté Coréenne.


Séoul, 26 juin.

C’est en face du palais où trépassa l’impératrice que se trouve l’hôtel européen. J’y dormis cette nuit-là ou plutôt une partie de cette nuit-là, car, un peu avant le jour, je fus réveillé en sursaut par des appels de clairon. La grande place, sous ma fenêtre, était noire de soldats, les sonneries et les commandements se croisaient en tous sens. Je descendis à la hâte pour voir si quelque émeute troublait le repos de la capitale, mais le propriétaire me rassura bientôt en souriant quelque peu de mon inexpérience. Tous les matins, paraît-il, c’est le même déploiement de forces avec accompagnement de hurlements et de fanfares.

L’empereur qui, sur les injonctions de ses amis étrangers, dépense pour son armée beaucoup plus qu’il ne désirerait, veut au moins en avoir pour son argent ; en faisant sans cesse défiler ses troupes dans les rues de la capitale, il a la satisfaction de constater qu’elles existent réellement et se donne l’illusion qu’elles pourraient combattre au besoin. Jamais ces bruyantes démonstrations n’ont été plus fréquentes que depuis le commencement de la guerre. Ce brouhaha ne semble pourtant guère impressionner les deux ou trois compagnies de territoriaux qui forment à elles seules la garnison japonaise et suffiraient certainement à faire disparaître tous les réguliers coréens comme une volée de moineaux.

Bataillon coréen défilant dans une rue à Séoul.

Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais vu autant de soldats dans les rues d’une ville. La qualité, par exemple, est loin de valoir la quantité, et je ne vois guère que les troupes marocaines auxquelles on puisse comparer l’armée coréenne. Débraillés et malpropres, les soldats montent la garde près des innombrables guérites qui encombrent la ville, dans des attitudes aussi diverses que fantaisistes ; leur position favorite consiste à se coucher sur le ventre en fumant une longue pipe. Le fusil repose à quelques pas de son propriétaire. La baïonnette ne quille jamais le bout du canon. J’attribuai naïvement cette coutume aux instructeurs russes qui les premiers oui tenté de transformer quelques Coréens en soldats ; mais cette dernière illusion devait s’évanouir comme les autres. On me fit remarquer, en effet, qu’aucun des fantassins n’avait de fourreau au ceinturon ; c’est une économie qu’a réalisée l’entrepreneur chargé des fournitures d’armes et qui oblige l’infanterie de Séoul à arborer un air martial dont elle se passerait volontiers.

L’armée coréenne compte peu de soldats, beaucoup d’officiers et énormément de généraux. Ce personnel est rarement payé ; il en résulte que la discipline ne répond guère aux idées occidentales. Dernièrement, à la suite d’un raid de cosaques dans le district d’Andjou, le Gouvernement de Séoul, obéissant aux conseils (c’est le terme officiel) du ministre du Japon, fit donner l’ordre à un bataillon de se rendre dans la province envahie. On comprend aisément l’indignation qui s’empara des soldats lorsqu’ils apprirent qu’on les envoyait à un endroit où peut-être s’échangeraient des coups de feu ; néanmoins, le bataillon partit, mais il fondit si bien en route que le général qui le commandait ne se vit accompagné que de quatre hommes en arrivant à destination. Vous croyez sans doute que l’empereur, furieux à l’annonce de cette défection en masse, fit couper la tête aux coupables. Il n’en fut rien. Le paternel monarque, saisi de commisération à l’égard des pauvres déserteurs qui se trouvaient du jour au lendemain privés de moyens d’existence, leur fit distribuer une gratification.

Vers midi, deux rangées de ces valeureux militaires formaient la haie sous la porte du palais de l’Est, où nous nous rendions à l’invitation des ministres et des hauts dignitaires de la Cour. Le voyage de notre hôtel à la résidence impériale n’avait pas été exempt de tribulations : nous avions dû traverser tous les bas quartiers de la ville et descendre vingt fois de nos kouroumas pour enjamber les égouts nauséabonds qui barraient notre route. Le palais lui-même n’est guère mieux tenu que les faubourgs qui l’entourent ; il n’a de remarquable que ses dimensions. Un jardin absolument inculte, de plusieurs hectares d’étendue, occupe tout l’intérieur de l’enceinte murée. Au milieu des arbres sont dissimulés une foule de petits kiosques en bois colorié et des mares stagnantes couvertes de lotus dont les larges feuilles cachent mal les eaux fétides et croupies.

Réception des hôtes de l’Empereur de Corée dans les jardins du Palais de l’Est.

Au bout d’une de ces pièces d’eau, dans un bâtiment rouge à deux étages, les invités se réunissent autour de longues tables où un déjeuner européen est servi. Nos hôtes, les uns revêtus de la même robe blanche que les gens du peuple, les autres affublés d’uniformes noirs et rouges dorés à chaque couture, dévorent silencieusement. Faute d’interprètes, la conversation languit ; les blancs et les jaunes se bornent à échanger des grimaces qui veulent être des sourires. Le repas achevé, on nous entraîne rapidement à travers les bois, sans doute pour nous empêcher de voir une armée de fonctionnaires de moindre importance se ruer sur les tables que nous venons de quitter et s’arracher les restes du banquet. Une grosse dame européenne, que nous n’avions pas encore aperçue, sort en courant d’une espèce de pagode qui sert d’office et tente vainement de s’opposer à la curée. Cette imposante matrone est un des personnages les plus considérables de la Cour coréenne. Ancien cordon bleu d’origine allemande, mademoiselle S… a dû à ses talents culinaires un avancement rapide (elle est aujourd’hui intendante de Sa Majesté), des honoraires élevés et une influence politique incontestable. Comme il n’y a pas de petits bénéfices, même à Séoul, mademoiselle S… ajoute à ces revenus officiels des émoluments importants en tenant dans l’enceinte impériale une pension de famille où vivent la plupart de ses compatriotes habitant la capitale. Le soir, après le souper, lorsqu’on est fatigué de boire de la bière et de chanter la « Loreley », on fait de la politique. Les convives se partagent les concessions de mines et de chemins de fer, décident la nomination des fonctionnaires et orientent la politique coréenne, suivant leur humeur, vers le Japon ou la Russie. Aujourd’hui, ce beau temps est passé, les Japonais sont maîtres absolus de la situation. Ils ont porté au pouvoir des ministres de leur choix, et nommé au portefeuille de la guerre un général coréen, dont la femme a eu des bontés pour le secrétaire du marquis Ito ; certaines personnes irrévérencieuses prétendent que ce fut pour le marquis Ito lui-même. Cet éminent soldat a réussi à éclipser la fortune, naguère si brillante, de l’ex-cuisinière.

Le Gouvernement du Mikado, dont le manque de prévoyance est le moindre défaut, s’est même assuré un prétendant au trône, tout prêt à prendre la place de l’empereur actuel au cas où il lui arriverait malheur. L’infortuné souverain défend pied à pied ses prérogatives, mais est toujours forcé d’en passer par où le veulent ses exigeants protecteurs. L’exemple de l’impératrice, sa femme, assassinée il y a neuf ans pour avoir trop ouvertement favorisé le parti russophile, est toujours présent à sa mémoire, et le rappelle à la prudence dans ses rapports avec le représentant du Mikado.

Toutes ces précautions ont failli être inutiles, et l’empereur n’a échappé que par miracle à l’incendie qui éclata à la fois sur quatre points de son palais, il y a quelques semaines. À la suite de la catastrophe, le ministre du Japon conseilla paternellement au souverain de fixer sa résidence dans le palais de l’Est, qui se trouve isolé de tout secours à l’autre extrémité de la capitale. L’empereur remercia de l’intérêt si vif qu’on lui témoignait, mais refusa énergiquement de quitter l’enceinte du palais brûlé. Il prit refuge dans la bibliothèque où la proximité des légations européennes et une garde de soldats américains lui assurent une sécurité relative.


27 juin.

Notre réception officielle par l’empereur eut lieu dans un des pavillons épargnés par l’incendie. Cette bâtisse, destinée aux audiences accordées à des Européens de marque, a été construite sous la direction de mademoiselle S…, dont le goût néo-bavarois a sévi sans pitié. On fit attendre les passagers du Manchou-Marou dans un large vestibule, garni de meubles surchargés de dorures. Je crois que rarement on a vu à une Cour impériale des étrangers paraître dans des costumes aussi baroques. Seuls les attachés navals en uniforme font bonne figure ; les malheureux civils, à qui on avait promis, avant le départ du Japon, des combats et non des réceptions, ont eu toutes les peines du monde à découvrir au fond de leurs malles de quoi composer des costumes de gala : il y a quelques habits noirs, mais surtout des smokings, et même des tuniques khaki environnées par les redingotes crasseuses des reporters japonais. Un des correspondants américains, pour ne pas mettre des bottines jaunes en même temps qu’un frac, a dû emprunter de gros souliers de marche au soldat qui montait la garde à la porte de la légation des États-Unis.

Le chargé d’affaires du Japon, remplaçant le ministre Hayachi en congé à Tokio, fait les honneurs comme s’il était chez lui. Il nous présente en deux lots : d’abord les attachés, puis les députés et les journalistes. Sur une petite estrade dressée au fond de la salle se tiennent l’empereur et le prince impérial. Tous deux portent la robe blanche de deuil, au lieu des costumes couleur safran dont ils s’habillent ordinairement. Ils sont coiffés du chapeau bizarre de la dynastie chinoise des Min, dont descend la maison régnante de Corée. L’empereur est un petit homme à l’aspect jovial et débonnaire ; il sourit largement, et, trop timide pour nous regarder, s’absorbe dans la contemplation des cartes de visite que notre guide lui a remises. Son fils présente une bien piteuse apparence, malgré sa haute taille ; sa physionomie reproduit le type traditionnel du crétin des Alpes. Ses longues incisives grignotent une gousse d’ail, tandis que, d’un geste maladif de la main gauche, il indique à quel point notre présence le fatigue. Tel est le futur champion national, chargé de défendre son pays contre l’envahissement japonais. Pauvre Corée !

L’audience, trop longue au gré de l’héritier présomptif, ne dura pourtant que quelques minutes. Elle consista pour chacun de nous à marcher droit à l’estrade, s’incliner deux fois devant les princes, faire demi-tour et se retirer.

Porte du Palais impérial à Séoul.

Il nous restait, avant notre départ, à subir une dernière réception. Le chargé d’affaires du Mikado nous conviait à visiter ses jardins, situés au delà du quartier japonais, au sommet d’une colline escarpée. Il faut une véritable ascension pour y parvenir, mais le large panorama qui se déroule aux yeux du visiteur le dédommage de ses peines. Le maître du lieu nous détaillait avec complaisance les monuments de la ville étendue à nos pieds, comme s’il s’agissait d’un fief lui appartenant déjà.

Un séjour de quarante-huit heures à Séoul avait suffi pour nous laisser à tous un sentiment de pitié profonde et presque de sympathie pour ce malheureux peuple, opprimé aujourd’hui par son propre gouvernement et qui le sera demain par les vainqueurs de cette guerre dont son pays est l’enjeu. Depuis de longues années, les fonctionnaires coréens dépouillent les habitants par un système d’impôts arbitraires de tout ce qui n’est pas absolument indispensable à leur existence. Les paysans, qui ne trouvent plus aucun intérêt à travailler, — le produit de leur labeur prenant directement le chemin du palais préfectoral, — se sont peu à peu laissés aller à une inertie complète. Cette paresse et cette misère séculaires les ont conduits à une apathie qu’ils sont incapables de secouer et qui fera de ces fellahs d’Extrême-Orient une proie facile pour un voisin entreprenant.


Mouillage d’Haïdjou, 28 juin.

Nous avons quitté Tchémoulpo ce matin pour Haïdjou. Cette destination nous a vivement étonnés car le mouillage où nous nous rendons est un des points que les Japonais ont entourés jusqu’à ce jour d’un mystère impénétrable. Cette rade a servi d’abord de point de débarquement à une partie de la division de la garde et aux colonnes de ravitaillement, puis de base de fortune aux escadres combinées de l’amiral Togo. La topographie de la côte a été laissée intentionnellement très indécise sur les cartes, sauf sur celles de la marine japonaise qui n’ont pas été livrées à la circulation.

Dans l’après-midi, nous jetons l’ancre devant un petit groupe d’îles : le premier coup d’œil suffit à nous démontrer que le commandant Takarabé n’a fait preuve d’aucune indiscrétion dangereuse en nous amenant ici. Quelques bouées, l’épave d’un transport dont les mâts sortent de l’eau, sont les seuls vestiges qui subsistent de la grandeur passée de Haïdjou.

On nous débarque dans l’îlot principal que les Japonais appellent Keïtodjima. La garnison tout entière est sur la plage pour nous recevoir : elle se compose de dix soldats et d’une demi-douzaine de télégraphistes. À la joie débordante qu’ils manifestent à l’arrivée des visiteurs, on les prendrait pour des naufragés perdus sur leur île depuis de longues années. Leur sort n’est guère enviable ; quelques rares transports s’arrêtent à de longs intervalles pour leur laisser de l’eau et des vivres. Ces exilés nous conduisent à la station télégraphique et aux deux misérables gourbis où ils végètent dans la vermine. Là-dessus, on nous rembarque. L’intérêt de cette excursion a été plus que médiocre ; elle ne peut s’expliquer que par l’intention de nous faire perdre du temps. Le soir même nous reparlons dans la direction du nord.


Haïdjou, 2 juillet.

Le lendemain de notre départ de Haïdjou, nous fûmes réveillés de grand matin. Le bateau venait de stopper brusquement ; nous nous croyions tous arrivés à Tchinnampo. En montant sur le pont, je constatai que nous avions mouillé en pleine mer. Une brume impénétrable nous environnait, rendant toute navigation impossible. Un avis affiché quelques instants plus tard annonçait que le Manchou-Marou se trouvait à l’ancre par 124° 40’ de longitude est de Greenwich et 37° 44’ de latitude nord…

Nous sommes restés quatre jours immobiles, roulant bord sur bord ; les hurlements de la sirène alternaient avec le tintement périodique de la cloche. Cette inaction prolongée mettait tout le monde de fort mauvaise humeur. Les deux camps, européen et japonais, se tenaient chacun à l’écart.

L’attitude des Nippons était bien changée depuis le début du voyage. Tant que nous étions restés dans les eaux japonaises ils se montrèrent corrects et polis. Depuis notre arrivée en Corée, un revirement brusque s’était produit. À Séoul, nos guides avaient voulu continuer les promenades Cook afin de nous faire apprécier les bienfaits de l’occupation japonaise. Mais la plupart des passagers européens avaient trouvé une hospitalité plus agréable chez leurs compatriotes de la ville et s’étaient vus obligés de décliner une partie des invitations de la colonie nipponne. On ne nous pardonna pas ce prétendu manque d’égards, et depuis lors les jaunes ne cherchèrent plus à dissimuler leur antipathie pour les blancs. Ils paraissaient pour la forme aux repas et s’enfuyaient aussitôt que possible au fumoir où on leur apportait des mets de leur pays. À table, les députés et les journalistes japonais affectaient d’ignorer la présence de leurs voisins européens ; nos boys de cabine eux-mêmes ne faisaient plus leur service qu’en rechignant. La présence d’un agent de la police secrète de Tokio, qu’on avait jugé bon d’embarquer avec nous et qui épiait nos moindres paroles, acheva de rendre l’existence intolérable.

Les officiers du bord, au lieu de se montrer conciliants, nous faisaient sentir leur autorité par les procédés les plus mesquins. Les nouvelles reçues par le télégraphe sans fil n’étaient plus affichées qu’en caractères chinois. On avait supprimé la traduction anglaise — et on arrachait les placards dès que le seul d’entre nous qui pût lire ces hiéroglyphes s’approchait pour les déchiffrer. On avait établi une censure ridicule qui alla jusqu’à nous empêcher de mentionner dans notre correspondance le temps qu’il faisait.

Une altercation se produisit même entre le capitaine de frégate japonais et un officier anglais. Celui-ci, gêné par les ronflements d’un compagnon de cabine, était allé se reposer au « salon des dames » resté inoccupé. Le lendemain, il fut admonesté en termes très vifs ; il répondit qu’il ne savait pas que l’accès de cette pièce fût défendu.

— C’est pourtant le salon des dames, dit le Japonais ; vous savez bien que sur les bateaux d’aucune nationalité les hommes ne sont autorisés à y pénétrer.

— Mais il n’y a pas une seule femme à bord.

— Je vous répète que c’est interdit ; et j’ajouterai que dans cette circonstance vous ne vous êtes pas conduit en gentleman.

— Permettez, répondit l’Anglais, je suis officier dans l’armée de Sa Majesté Britannique et ancien aide de camp du prince de Galles. Je connais les convenances, et ne souffrirai de leçon de personne même pas d’un petit Japonais mal élevé comme vous.

Le soir de cette conversation, quelques minutes après le dîner, un grand bruit retentit à travers le bateau. Commandements et coups de sifflets appellent les hommes à leurs postes. Malgré l’épais brouillard on part à toute vapeur ; les lumières sont éteintes, et nous voilà forcés de retrouver nos couchettes à tâtons.

On n’a pas daigné nous donner d’explications au sujet de cette fuite étrange, mais le matin nous nous sommes trouvés arrêtés de nouveau en face des misérables îles de Haïdjou. On nous apprend alors que l’officier de quart avait cru apercevoir la lueur d’un coup de canon ; de là il conclut qu’une flotte russe nous attaquait.

Cette comédie et, plus encore, la satisfaction évidente que notre nouveau retard inspirait aux officiers du bord démontraient que la capitulation de Port-Arthur se faisait attendre trop longtemps au gré de nos guides, et qu’on ne nous conduirait certainement pas à proximité du théâtre des combats éventuels. Notre croisière s’achèverait comme elle avait commencé, par des réceptions et des banquets. Un de nos collègues s’est amusé à établir le relevé statistique suivant :

Distance parcourue : 1345 milles.

Nombre de journées de voyage : 21.

Journées employées à des promenades ou des visites : 6.

Journées d’inaction : 15.

Banquets : 10.

Opérations de guerre : néant.

À la suite des événements des derniers jours, mon parti a été vite pris et, au moment où nous reparlions d’Haïdjou pour la deuxième et dernière fois, j’ai exprimé au commandant Takarabé ma résolution de le quitter ainsi que son bateau à la première occasion qui s’offrirait.


Tchinnampo, 5 juillet.

Tchinnampo était, il y a peu de temps encore, un pauvre port de pêcheurs. Un décret de l’empereur de Corée le rendit accessible au commerce européen ; il servit alors de débouché à Ping-Yang, la principale ville de l’empire après Séoul. Malgré la découverte de mines de charbon dans ses environs, Tchinnampo est resté un port à l’état embryonnaire et il a fallu la guerre actuelle pour lui donner un peu de vie et de mouvement. Une interminable rangée de hangars en paille témoigne du passage des troupes de Kouroki au printemps dernier. Actuellement encore les transports y relâchent en allant aux îles Elliot et en en revenant. C’est ici que je dois quitter le Mauchou-Marou avec mon collègue anglais du « salon des dames » aussi rebuté que moi. À dix heures du matin, nous nous trouvions seuls à bord ; tous les passagers étaient partis sur des remorqueurs pour aller visiter à Ping-Yang l’école de danseuses de la Cour coréenne. Le capitaine Takarabé vint nous annoncer que notre passage était retenu sur un transport postal retournant à Modji. Le Manchou-Marou devait nous pourvoir d’aliments pendant la traversée ; un « boy » se tenait derrière l’officier et brandissait trois boîtes de « corned beef » et deux poulets agonisants pour justifier cette promesse.

Jonque coréenne à Tchinnampo.

Je remerciai le capitaine et déclinai son offre ; nous venions, en effet, de nous entendre avec le commandant d’un cargo allemand, affrété par l’ « Osaka Chosen Kaïcha » qui partait le soir même. Le trajet était plus long que par le transport, mais nous avions hâte de nous soustraire à l’autorité de la marine du Mikado. À quatre heures, nous prenions congé du personnel du Manchou-Marou, auquel nos remerciements durent paraître ironiques et nous gravissions peu après l’échelle de l’Amigo qui allait nous ramener au Japon.


Modji, 10 juillet.

La traversée de Tchinnampo à Modji, une des plus agréables que j’aie jamais faites, me consola facilement d’avoir abrégé ma croisière sur le yacht japonais. Le capitaine nous avait cédé sa cabine et le salon où nous prenions nos repas avec lui. Nous étions les seuls passagers à bord et restions pendant toute la journée sur la passerelle avec l’officier de quart. La mer était unie comme une glace et le temps radieux.

Après un court arrêt à Tchémoulpo, on reprit la route sur Fousan, où nous devions faire escale avant de traverser la mer du Japon. Notre navire s’engagea bientôt dans l’archipel de Corée, dédale d’îles et de rochers aux formes bizarres, escarpés et verdoyants, possédant à la fois plus de charme et de grandeur que les paysages les plus réputés de la Mer Intérieure. Il est pourtant inconnu des touristes à cause de son éloignement et des nombreux courants qui rendent la navigation difficile, quelquefois même dangereuse.

Le lendemain, je fus réveillé en sursaut par le capitaine, qui me tirait férocement par le bras.

— Venez vite là-haut, une escadre de six navires arrive sur nous.

Sur la passerelle, nous trouvâmes l’officier de quart plongé dans l’annuaire naval de Brassey, où sont reproduits les profils de tous les bâtiments de guerre contemporains. Il nous fut facile de reconnaître que les navires en vue étaient japonais ; bientôt, ils furent assez près pour nous permettre de constater que nous avions affaire à l’escadre de l’amiral Kamimoura.

L’Escadre de l’amiral Kamimoura. (Au premier plan le Tokioua.)

Le vaisseau-amiral, du type Tokioua, était à deux cents mètres de distance : les drisses de signaux se mirent à l’ouvrage. Les questions habituelles : « Qui êtes-vous ? Où allez-vous ? Qu’avez-vous vu ? » traduites dans un langage de flammes bariolées, nous retinrent un quart d’heure sur place. En voyant flotter à notre grand mât le pavillon de l’ « Osaka Chosen Kaïcha », le croiseur nous signala de mettre le cap sur la station navale de Tsouchima. Là, le dialogue optique recommença, et nous reçûmes l’ordre de rallier directement Modji en brûlant l’escale de Fousan. Le soir même, nous débarquions sans encombre au Japon. Nous y apprenions que les croiseurs fantômes de Vladivostok avaient encore fait leur apparition dans les parages que nous venions de quitter après avoir bombardé le port de Guensan. Ainsi cette courte traversée sur un simple bateau marchand nous avait amenés plus près des opérations actives que notre voyage d’un mois sur le Manchou-Marou dont la destination officielle était le théâtre de la guerre.


Nagasaki, 12 juillet.

À Modji, j’eus à supporter toutes sortes de vexations. Filé sans relâche par la police, je fus poursuivi par un agent jusque dans le train qui m’emportait vers Nagasaki. Pendant le trajet, cet individu pénétra dans mon compartiment, sortit un calepin de sa poche et se mit en devoir de m’interroger sur mon état civil. Je me refusai énergiquement à satisfaire sa curiosité ; sur quoi il me signifia qu’il me ferait arrêter à Nagasaki. Je lui répondis que j’étais sujet français et que, d’après les traités signés entre la France et le Japon, j’avais le droit de voyager dans tout le pays au même titre que les indigènes. Puisqu’il ne demandait rien aux autres voyageurs, il n’avait aucun droit de faire une exception pour moi. Cette réponse calma l’ardeur de l’argousin et je ne fus plus molesté jusqu’à mon arrivée.

Mais la police japonaise est rancunière. J’avais complètement oublié ma discussion de la veille lorsqu’un agent en uniforme se présenta au bureau de l’hôtel et demanda à me parler. Il m’annonça que j’allais être poursuivi pour avoir photographié les fortifications de Nagasaki. « Un de nos espions (textuel), ajouta-t-il, vous a vu hier, un appareil à la main. » Pour toute réponse, je lui tendis mon kodak dont je n’avais pas encore encore la dernière bobine. Elle ne contenait que des vues prises en pleine mer.

Ce matin, le sergent de ville a rapporté l’instrument d’un air assez penaud ; non seulement il ne peut m’arrêter, mais il a dû payer de sa poche le photographe qui a développé les clichés. Cette leçon a porté ses fruits et on m’a laissé en paix jusqu’au moment où je me suis embarqué sur le paquebot du « Lloyd » à destination de Yokohama.