Journal d’un correspondant de guerre en Extrême-Orient/04

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QUATRIÈME PARTIE

LA BATAILLE DE LIAOYANG


26 août.

On est généralement fort mal reçu lorsqu’on vient réveiller en sursaut des gens qui ont peu dormi ; tel ne fut pas pourtant le cas du lieutenant Sataké lorsque, ce matin, un peu avant le lever du soleil, il vint successivement tirer par le bras les dix-huit correspondants de guerre attachés à la deuxième armée. Il est vrai qu’il nous annonçait en même temps une grande bataille pour le jour même et promettait de nous y faire assister. On faillit lui sauter au cou. Les longs mois d’attente dans les hôtels de Tokio, le voyage monotone et pénible à travers le Liaotoung, l’emprisonnement de quinze jours à Haïtcheng, tout était oublié. On allait enfin voir la guerre. Les chevaux étaient sellés moins de cinq minutes après ; le convoi fut chargé en un tour de main. Bientôt, nous franchissions, gais et contents, le cœur à l’aise, la porte nord d’Haïtcheng…

Notre joie fut de courte durée. À moins de deux kilomètres de la ville, on nous fit grimper sur un petit tertre qui commandait la plaine. Le temps était radieux, les Chinois travaillaient aux champs, quelques chariots passaient sur les routes ; mais aucun soldat n’était en vue. À force de fouiller l’horizon, un de nous finit par découvrir, à dix kilomètres plus au nord, quelques points blancs sur le sommet d’un renflement de terrain. C’étaient des shrapnells russes éclatant au-dessus d’une batterie japonaise. Il fallait le secours de jumelles perfectionnées pour les apercevoir. À ce mirage lointain devait se borner pour nous le spectacle si ardemment désiré et depuis si longtemps. Malgré nos réclamations, on refusa de nous rapprocher du combat.

En vain, M. Okabé s’efforçait de nous intéresser à ce qu’il devinait dans le lointain. Assis à terre, nous tournions le dos à la direction de la bataille. Un de nos camarades avait reçu la veille avec son courrier un paquet de journaux d’Europe.

Il nous les distribua et nous passâmes à lire des faits-divers l’après-midi de notre première journée de combat. Le soir, on nous fit cantonner dans un village des environs, et on eut la bonté de nous apprendre que l’armée japonaise avait refoulé les Russes sur Anchantien ; ce succès avait coûté deux cents tués et blessés.

Groupe de correspondants de guerre à Anchantien (26 août).

Le principal argument de nos guides pour nous tenir si loin derrière était le souci qu’ils avaient de ne pas exposer nos existences. Pour mettre leur responsabilité à l’abri, nous envoyâmes au quartier général une protestation signée de tous les correspondants de guerre. Nous déclarions prendre à notre compte tous les risques de la campagne et demandions à ce que l’on tînt les promesses données à Tokio verbalement et par écrit. Cette lettre resta sans réponse.


27 août.

La plaisanterie a continué aujourd’hui ; elle s’est compliquée de pluie et de brouillard. On nous a fait lever au milieu de la nuit. Après une longue marche dans les ténèbres, nous avons fini par nous échouer sur le sommet d’un monticule. Le jour se lève morne et gris ; nous nous trouvons perdus dans les nuages comme sur le rocher des Walkyries.

Le groupe des attachés militaires vient s’installer à côté de nous. Malgré la défense formelle qui nous en est faite, nous allons fraterniser avec nos compagnons d’infortune et mêler nos lamentations aux leurs. Au brouillard succède la pluie, le vent nous apporte périodiquement le grondement indistinct de la canonnade. Transis et affamés, nous demandons en vain un abri ; l’ordre est de rester là jusqu’au soir et nous y restons. Dix heures de douche sans rien voir, tel est le triste bilan de cette seconde journée.


Anchantien, 28 août.

Ce matin, notre doyen, le dessinateur anglais Mellon Prior, fatigué de ne crayonner que des pagodes et des mendiants chinois, a demandé son passeport pour rentrer en Europe. Les deux romanciers américains le suivent dans sa retraite.

Avant de partir, ces déserteurs laissent à chacun de nous comme souvenir un ustensile de leur matériel de campagne. J’hérite pour ma part d’un volumineux emporte-pièce qui pourra au besoin me servir de casse-tête.

Nous suivons aujourd’hui la grande route mandarine le long du chemin de fer ; elle est couverte de convois portant aliments et munitions aux combattants. Devant nous se dressent les hauteurs d’Anchantien, excellente position que les Russes, menacés sur leur flanc, ont abandonné dans la nuit sans coup férir. La route et la voie ferrée franchissent cette ligne montagneuse par un défilé étroit que creuse une rivière presque à sec. La gare se trouve un peu au delà ; on aperçoit par la trouée le réservoir qui la domine. Nous sommes arrêtés à côté du chemin pendant que les colonnes de ravitaillement se succèdent à une allure lente, mais avec un ordre parlait.

Bataillon japonais en position d’attente à Anchantien (28 août).

Après deux heures d’inaction énervante, nous nous remettons en marche, et passons le défilé et les deux boucles de la rivière. Nouvel arrêt. Devant nous s’étend une plaine bornée à six kilomètres au nord par une rangée de collines. C’est au delà que le combat se continue maintenant. Quelques batteries japonaises tirent par-dessus la crête ; l’ennemi leur répond faiblement. En vain, nous supplions nos geôliers de nous faire avancer ; ils prétextent les ordres reçus et nous déclarent que nous ne ferons plus un pas de la journée.

De loin nous voyons une ligne d’infanterie gravir la montée, atteindre le faîte, puis disparaître sur le versant opposé pour se mêler à la bataille. Un dernier régiment, placé en réserve sur la berge à côté de nous, rompt les faisceaux, défile à nos pieds, traverse la plaine et s’évanouit à son tour à l’horizon. Enfin, la file des convois nous dépasse encore une fois, ironiquement.

L’ordre de bataille adopté par l’état-major japonais paraît maintenant nettement établi : en tête la cavalerie, puis les éclaireurs, le gros de l’armée, les réserves, le train, enfin les correspondants de guerre. Aujourd’hui, le quartier général doit être au comble de ses vœux, il a réussi à placer une montagne entre la bataille et nous.

Les réserves débordant du défilé d’Anchantien (28 août).

On nous fait coucher à la gare d’Anchantien, évacuée le matin même par les Russes. Nous sommes encore plus furieux que la veille. Hier et avant-hier, on ne nous a rien montré du tout ; aujourd’hui, on nous a imposé le supplice de Tantale.

Vers sept heures, M. Okabé, le sourire aux lèvres, vient nous donner le compte rendu de la journée et nous annonce l’abandon de huit canons par les Russes. C’est ajouter la raillerie à la torture. J’exprime au porteur de nouvelles mon indignation et j’ajoute :

— L’état-major s’est moqué de nous consciencieusement. Je ne sais ce qu’en pensent mes collègues, mais pour ma part, j’en ai assez. Que vous le vouliez ou non, je vous préviens que je verrai la prochaine bataille à ma manière, la vôtre ne me suffit pas.


29 août.

Jour de repos. Nous ne quitterons Anchantien que demain. Pour nous consoler de nos déboires, on nous autorise aujourd’hui à circuler librement dans les environs. J’ai été le seul à profiter de la permission. J’ai sellé mon poney dès l’aurore, et, pour ne pas m’égarer, je me suis tenu en vue de la voie ferrée.

L’armée a fait pas mal de chemin pendant la nuit. Ce n’est que sur la rive opposée du Tchaho (une rivière sur deux porte ce nom en Mandchourie) que je rencontre les premiers cantonnements. En traversant un des villages, je m’entends appeler et j’ai le vif plaisir de reconnaître le major Tatchibana, mon ami de Haïtcheng. Il me montre son bataillon dont une partie est cantonnée dans les fermes chinoises ; le reste doit se contenter comme abri des petites tentes que les hommes portent par morceaux sur leurs sacs.

— Je n’ai pas été engagé à Anchantien, dit le commandant, mais, depuis trois jours, nous n’avons guère dormi. Vous voyez, on se rattrape ferme, ajoute-t-il, en indiquant les soldats couchés sous les toiles. D’ailleurs, c’est maintenant notre tour de marcher en première ligne et ça va chauffer. Anchantien n’était qu’un prologue, demain commencera la grande bataille. Nous entamerons la marche d’approche dès ce soir. Regardez en face de vous ces hauteurs, ce sont les positions des Russes. Il y a quatre mois qu’ils y travaillent et ils en ont fait de véritables forteresses. Elles nous coûteront cher.

Et il soupira.

Nous entrâmes dans sa chambre, et causâmes longuement en buvant du thé et en fumant des cigarettes. Le major sortit de son portefeuille une photographie de son fils dans un groupe de collégiens :

— C’est une des dernières fois que je vois son portrait, me dit-il, car je serai tué là-bas.

Et par les trous du châssis de papier, il indiquait la ligne bleue des collines occupées par l’ennemi.

Je lui reprochai ses sombres pressentiments et lui rappelai sa promesse de me faire visiter Chidzouoka. Mais il secoua la tête et je me sentis tout attristé en le quittant.

Il me fallut longtemps pour regagner la gare d’Anchantien, en me frayant un passage sur la route à travers les voitures. Cet encombrement me donna l’occasion de passer en revue les divers systèmes de transport employés par les Japonais.

La question du ravitaillement est plus importante encore pour l’armée nipponne que pour toutes les autres, eu raison du régime d’alimentation particulier des soldats du Mikado.

Ils sont très sobres et se contentent d’une nourriture modique, mais ne peuvent se passer des vivres auxquels ils sont habitués.

Il leur faut du riz, et même du riz d’une certaine qualité ; rien ne saurait le remplacer. Au lieu de poisson, on a fini par les accoutumer au bœuf conserve, mais au prix d’efforts patients et d’une longue éducation. On avait à cet effet créé une usine à Kobé, qui fabriquait des boîtes d’endaubage à la gelée légèrement sucré, qu’on mit en consommation dans tous les régiments. Les soldats ont fini par pouvoir le supporter, mais ils continuent à éprouver une invincible répugnance pour toute autre viande, notamment pour la viande fraîche. Ils ont également besoin de condiments spéciaux pour préparer leur cuisine ; on leur expédie du choyou (sauce japonaise) dans des cylindres de fer-blanc.

Cantonnement-bivouac du 34e régiment d’infanterie (29 août).

Cette nostalgie gastronomique empêche l’armée d’utiliser les ressources du pays. Pour les correspondants de guerre, c’est là un état de choses très satisfaisant ; il leur permet de trouver toujours dans les villages chinois des poulets et des œufs respectés par les conquérants. Pour l’intendance, la situation est plus gênante, car elle l’oblige à importer du Japon tous les vivres consommés par l’armée.

La flotte japonaise étant virtuellement maîtresse de la mer, les difficultés commencent seulement au port de débarquement. Mais de là, il faut amener par voie de terre jusqu’à l’armée, sans compter le matériel de guerre, trois cent mille rations quotidiennes.

On se représente quel nombre colossal de convois nécessitent tous ces bagages. L’intendance s’est montrée à la hauteur de cette tâche gigantesque. Depuis le début de la guerre, et malgré l’allongement considérable de la ligne de communications, à mesure qu’on s’éloignait de la côte, ses services ont toujours fonctionné sans le moindre accroc. Pour obtenir un pareil résultat, il a fallu faire flèche de tout bois.

Pendant la guerre sino-japonaise de 1894, l’armée avait employé, pour tous ses transports, des hordes de coolies japonais portant sur l’épaule des charges balancées aux deux extrémités d’un long bambou. Cette expérience ne réussit pas : les porteurs constituaient une seconde armée qu’il fallait nourrir, loger, habiller, et faire mouvoir comme les combattants. On y a, pour la présente campagne, complètement renoncé.

Les procédés de transport actuellement employés sont :


1o Le chemin de fer, dont j’ai déjà parlé, et qui sert surtout pour le matériel le plus précieux : artillerie de siège, munitions, équipement, etc. ;

2o Le charroi. Il comporte :

a) Les attelages de l’artillerie et des sections de munitions d’artillerie, semblables à ceux des armées européennes ;
b) Les voitures régimentaires à deux chevaux ; l’un entre les brancards, l’autre en flèche ; elles sont munies d’un siège très élevé et représentent une capacité de transport assez faible ;

c) Des charrettes à deux roues supportant une plate-forme et traînées à bras par une équipe de quatre hommes ;
d) Le mode principal de transport est certainement le chariot chinois décrit précédemment ; il est conduit par son propriétaire et réquisitionné par le service des étapes. Ces réquisitions sont faites pour une étape seulement et les voitures reviennent le lendemain à leur point de départ, faisant ainsi toujours la navette entre les deux mômes stations ;

3o Les animaux de bât, chevaux ou mulets pris sur place ou importés du Japon. Ils constituent tous les trains de combat, les trains réglementaires et les sections de munitions d’infanterie. Ils servent également à former des convois auxiliaires pour l’intendance ;

4o Le portage. La première armée, au commencement de la campagne, a utilisé les porteurs indigènes en Corée où les routes sont mauvaises et où les voitures n’existent pas. Ce système, auquel on a été réduit faute de mieux, a été abandonné dès que les troupes du général Kouroki eurent pénétré en Mandchourie.

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À mon retour au cantonnement, j’appris qu’on allait partir pendant la nuit de manière à rejoindre les troupes de première ligne au lever du soleil. Décidé à voir de près la grande bataille qui allait se livrer, je préparai soigneusement mon équipement afin de pouvoir subsister quelque temps sans être obligé de reprendre contact avec notre colonne de bagages.

Je m’étais fait faire à Yokohama une copie de la sellerie d’ordonnance française, la plus pratique assurément de toutes celles que j’ai vues.

Dans la fonte de droite, le kodak et trois bobines de pellicules ; dans celle de gauche, la trousse de toilette. Une des sacoches de derrière contenait un étui de crayons, du papier et les vivres limités, hélas ! à quelques biscuits ; le chariot portant mes conserves ne nous avait pas encore rejoints, et je ne pus emporter que le reste de ma ration journalière. Enfin la dernière sacoche renfermait un échange complet de linge. Cette précaution indispensable m’avait été enseignée pendant la campagne sud-africaine, le jour où la cavalerie anglaise mit la main sur mes bagages pendant que je tiraillais sur un kopje.


Liaoyang, 5 septembre.

La grande bataille s’achève en ce moment. Par la fenêtre de la villa russe où je me trouve, j’entends les derniers coups de canon du côté de Yentaï. Pendant cinq jours, on s’est battu sans relâche et j’ai eu la satisfaction de pouvoir suivre à ma convenance quelques-unes des phases principales de cette lutte de géants, l’événement militaire le plus important que l’histoire puisse enregistrer depuis 1870.

Avant d’entrer dans le détail de mes aventures et de raconter ce qu’il m’a été donné de voir, il convient de dire quelques mots sur l’ensemble de cette bataille de Liaoyang et des événements qui l’ont amenée.

Liaoyang était le point de concentration, prévu dès le début de la campagne, pour les trois armées japonaises qui devaient opérer en Mandchourie (première, deuxième et quatrième ; la troisième armée opérant sous Port-Arthur). La première armée (général Kouroki) entrait par la Corée au commencement de mai, à la suite du combat du Yalou ; la deuxième armée (général Okou) débarquait dans le Liaotoung au même moment, et, après avoir isolé la garnison de Port-Arthur, se dirigeait à son tour au nord, vers la plaine mandchourienne, le long de la voie ferrée ; le noyau de la quatrième armée (général Nodzou) formé par la 10e division, prenait terre à Takouchan, à peu près au milieu de l’espace qui séparait les deux premières colonnes, et commençait immédiatement un mouvement analogue vers le nord. La marche de ces armées se continua lentement, les trois colonnes se maintenant à la même hauteur et resserrant peu à peu leurs intervalles à mesure qu’elles se rapprochaient de leur objectif.

Les forces russes s’étaient retirées devant les Japonais, en essayant de retarder leur marche le plus possible ; elles comptaient, elles aussi, livrer bataille devant Liaoyang, où arrivaient journellement des renforts. La place avait été mise en état de siège dès le début de la guerre. Deux lignes successives avaient été fortifiées. La première, la plus avancée, s’étendait à cinq kilomètres environ au sud de la ville et utilisait les hauteurs parallèles au cours du Taïtsého, notamment les fortes positions de Chiouchanpou. La seconde, qui comportait une série de retranchements et de redoutes, formait un demi-cercle au sud et à l’ouest de la ville, à un kilomètre environ de l’enceinte chinoise, et se prolongeait sur la gauche russe par les collines qui masquent les mines de charbon de Yentaï : on les appela pour cette raison les lignes de Yentaï. Au-devant de la première ligne, de forts détachements se maintenaient en contact des avant-gardes japonaises et occupaient les villages d’Anping et d’Anchantien. Les armées japonaises, placées sous le commandement général du maréchal Oyama, comptaient huit divisions, disposées comme suit, de la droite à la gauche : 12e, 2e, garde impériale, formant la première armée ; 10e, 5e, formant la deuxième armée ; 3e, 6e et 4e, formant la quatrième armée. À cet effectif, il faut ajouter deux brigades d’artillerie et une de cavalerie non endivisionnées. La quatrième et la deuxième armées se touchaient ; la première, par contre, était séparée de la deuxième par un vide de plusieurs kilomètres. Le plan du maréchal Oyama consistait à attaquer vigoureusement sur tout le front pour maintenir l’ennemi, ensuite à agir par la droite afin de le déborder et de rejeter la gauche russe sur son centre, puis de prolonger cette marche sur les derrières des Russes et de couper leurs communications avec Moukden.

Le mouvement commença dans la nuit du 25 août. Anping fut pris le lendemain, sans grandes difficultés. Le général Okou rencontra une résistance plus énergique à Anchantien, qui ne fut occupé que le 28. Le 29, les forces japonaises arrivaient en face de la première ligne défensive des Russes : elles commencèrent leur marche d’approche dans la soirée.

Avec la première armée, dès le lendemain, le général Kouroki occupait la portion de la ligne qui se trouvait devant lui, mais il hésitait à continuer son mouvement en avant, qui l’éloignait du reste de l’armée. Aussi, pour appuyer l’offensive de Kouroki, le général Okou reçut-il l’ordre, le 31 au matin, d’enlever coûte que coûte les lignes de Chiouchanpou.

À midi, la 3e et la 5e division prenaient d’assaut la plupart des tranchées et, dans la nuit, les Russes devaient se replier, autour de Liaoyang, sur leur deuxième position de défense.

Cette évacuation des ligues de Chiouchaupou permit à la première armée japonaise de reprendre sa marche vers le nord. Le 1er septembre, elle franchissait le Taïtsého et se portait immédiatement contre les positions de Yentaï pour déborder la gauche russe. Mais le général Kouropatkine, se rendant compte du danger qui le menaçait, porta vers sa gauche toutes ses réserves, et réussit à faire échouer le mouvement tournant des Japonais.

Pourtant la défense russe était compromise par la perte d’une partie des positions dont les Japonais de la division de Sendaï avaient chassé, le 2 septembre, la brigade Orloff et que les Russes ne purent reprendre le lendemain, malgré des contre-attaques désespérées. Aussi le général Kouropatkine se décida à se retirer vers Moukden en abandonnant Liaoyang dans la nuit du 3 au 4, quoique les Japonais eussent échoué dans tous leurs assauts contre les redoutes qui entouraient cette ville. Ce mouvement s’opéra en ordre parfait, sans laisser ni prisonniers ni canons aux mains de l’ennemi ; les Japonais vainqueurs, exténués par neuf jours de combats, furent incapables d’inquiéter la marche des Russes.

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Après ce rapide compte rendu des événements, revenons au quartier des correspondants militaires, près de la gare d’Anchantien, le 30 août, à trois heures du matin. Personne n’a dormi. À la lueur des lanternes, tenues à bout de bras par les boys, nous sanglons les selles et, avant de passer la bride, jetons à nos montures une brassée d’herbe fraîche. Mais la voix de M. Tanaka nous crie qu’il faut partir, et on monte à cheval,

La file indienne se met en marche comme une procession de fantômes sous la lumière incertaine de la lune ouatée de légers nuages.

Grâce à mon excursion de la veille, je connais le chemin et me porte en tête à côté du lieutenant Sataké pour lui servir de guide. Rien n’est fatigant pour le cavalier comme une marche de nuit. L’attention est perpétuellement en éveil, car les chevaux, las, s’assoupissent à moitié et il faut sans cesse scruter les ténèbres pour éviter les trous et les obstacles. Le bercement régulier du pas endort insensiblement l’homme comme la bête et l’oblige à se raidir contre le sommeil qui l’envahit.

Après deux heures de ce pénible exercice, nous apercevons enfin à l’horizon une faible lueur, le froid devient plus pénétrant et fait frissonner les membres engourdis par l’immobilité. Les silhouettes se dessinent en contours plus nets, la blancheur de la route s’estompe, le ciel s’éclaire doucement de rose pâle, puis, à l’est, les rayons flamboyants illuminent l’espace. C’est enfin le jour qui se lève, les ténèbres qui se dissipent, la vie qui renaît dans la plaine. Mais déjà la guerre vient troubler la sérénité de ce radieux matin. À quelques kilomètres en avant, une batterie japonaise salue le soleil d’une première salve, et la canonnade commence. Autour de nous, les cadavres raidis des chevaux éventrés il y a deux jours par les obus nous forcent à prendre le galop pour éviter la pestilence que dégagent leurs entrailles putréfiées.

Un peu avant d’atteindre le cours du Tchaho, le sous-lieutenant Sataké nous fait quitter la grande route et tourner à droite. Nous passons derrière une colline où se tient l’état-major du général Okou ; le sentier que nous suivons se perd dans un chemin perpendiculaire à lui. À gauche, c’est l’ennemi ; à droite, Anchantien. C’est à droite que se dirige M. Sataké.

Toute notre colonne s’arrête ; je refuse de suivre l’officier qui me fait des signaux désespérés. Plusieurs correspondants ont mis pied à terre et s’asseyent sur un talus en déclarant qu’ils ne feront pas un centimètre en arrière. Les trois Japonais vont vers eux, descendent aussi de cheval et entament des pourparlers qui absorbent toute leur attention.

L’occasion est bonne, je crie « Sayonara » (au revoir) aux Nippons ébahis et pars à fond de train du côté du « front ». Plusieurs de mes collègues galopent sur mes talons. Les éperons poussés dans le flanc des bêtes leur font donner toute leur vitesse. Nos poneys mandchous fatigueraient vite les haridelles japonaises de nos geôliers s’ils tentaient de nous poursuivre. Aussi nous jugeons bientôt que nous sommes hors d’atteinte. Le sentier se rétrécit, puis cesse brusquement, et nous voilà errants dans la forêt touffue du gaolian ; bien malin qui pourra nous y retrouver.

Je ralentis l’allure et me retourne : la plupart des correspondants n’ont pas persévéré, il n’y en a plus que deux derrière moi.

Bientôt le sorgho s’éclaircit et nous met en présence de la rivière Tchaho. Les berges sont boueuses, difficiles à aborder ; il faut tâtonner longtemps avant de trouver un banc de sable où les traces récentes de roues indiquent un gué propice. Un peu au delà du cours d’eau, je monte à mes compagnons un monticule couronné de pins qui nous servira de premier observatoire et nous permettra de reconnaître notre position exacte.

Nous mettons pied à terre pour escalader la pente le long du mur d’un temple bouddhiste. Au sommet, une vingtaine de paysans chinois, confortablement assis sur de grosses pierres, regardent la bataille sans s’émouvoir.

Un premier coup d’œil me convainc que nous sommes encore bien loin de l’action. À nos pieds, s’étend un village ; au delà, à un kilomètre environ, devant un second groupe de fandzas, une batterie japonaise tire des salves périodiques. Les Russes lui répondent, et leurs obus fusants éclatent au-dessus des maisons.

— C’est là qu’il faut aller, dis-je à mes camarades ; nous traverserons le village et irons nous établir sur la colline qui se trouve de l’autre côté. Nous serons à la fois plus près et plus haut qu’ici.

Ma proposition ne sourit guère aux deux journalistes ; ils veulent rester et allèguent la fatigue des chevaux auxquels les bons Chinois viennent de donner une botte de fourrage. Je finis pourtant par les persuader, et nous nous portons de nouveau en avant.

Entre les deux villages, il n’y a d’autre chemin qu’une brèche étroite dans le sorgho, encore devons-nous la partager avec une colonne d’infirmiers marchant sur deux rangs dans la boue. À moitié route, mon cheval glisse, s’abat ; la sangle casse, et la selle passe avec moi par-dessus la tête de l’animal pour atteindre les reins d’un malheureux médecin. Il se relève en même temps que moi, rit de notre commune mésaventure, m’aide à resseller avec la sangle de rechange et court rejoindre ses hommes. Je trotte derrière lui pour trouver à quelques pas de là mes camarades arrêtés : nous approchons du feu et le sifflement des obus se perçoit distinctement. Je dépasse à nouveau mes collègues, et me replonge dans le sorgho. Près de l’entrée du village, le gaolian fait place à des cultures moins hautes. Je me retourne, il n’y a personne derrière moi. Les shrapnells éclatent tout autour de mon cheval, j’attends vainement les retardataires et au bout de deux minutes, ne voyant rien venir, je continue ma route. Sœur Anne sous le feu d’une batterie à recul sur affût n’eût pas agi autrement.

Le village traversé, je me trouve à côté des canons japonais ; le commandant s’approche de moi et attire mon attention sur un grouillement de petites taches khaki au revers de la hauteur où je veux aller.

— C’est la 5e division de l’armée de Nodzou qui entre en ligne.

Il n’a pas terminé que je suis de nouveau en selle et marche derrière la longue file des bataillons, avançant d’un pas allègre dans le vallon encaissé où ils se trouvent abrités du feu de l’ennemi. Je les quitte pour faire l’ascension de la hauteur[1] après avoir attaché ma monture à un arbre isolé que le hasard providentiel a fait pousser là.

Tout en haut, un groupe d’officiers entoure une grande lunette installée sur un trépied. C’est l’état-major de la 5e brigade.

État-major de la 5e brigade. Général Yamagoutchi.

Le général Yamagoutchi me fait souhaiter la bienvenue par son interprète ; son officier d’ordonnance m’indique l’emplacement des troupes japonaises sur la carte. Je suis très surpris de trouver que la carte du général est celle de l’état-major russe. Combien de fois ne nous avait-on pas rebattu les oreilles en Europe avec des romans fantastiques représentant des légions de géomètres japonais parcourant la Mandchourie depuis dix ans et faisant le levé de chaque pouce de terrain ?

Par contre, tous les ouvrages russes sont portés au crayon rouge sur le plan ; les redoutes, même les réseaux de fil de fer des ouvrages du réduit de Liaoyang, sont notés avec une exactitude que j’ai pu vérifier quelques jours plus tard. Si l’état-major japonais n’a pas envoyé de topographes en Mandchourie, il y a entretenu du moins des espions consciencieux et habiles !

Du haut de notre observatoire, on ne peut apercevoir qu’une partie de la position russe, le reste est masqué par des éminences qui s’interposent aux regards, pour en obtenir le panorama complet, je me transporte sur un piton[2] à cinq cents mètres plus près de l’ennemi, où je reste toute la journée avec une compagnie japonaise sous une fusillade intermittente. De là, la position entière apparaît nettement. Voici la description de ces lignes dites de Chiouchanpou que j’ai visitées deux jours plus tard dans tous leurs détails.

Orientées du nord-ouest au sud-est, elles s’étendent sur un front de quatre kilomètres et se décomposent ainsi qu’il suit de la droite à la gauche russe. Immédiatement à l’est du chemin de fer se dresse le mont Chiouchan, roc isolé, dominant de deux cents mètres environ les plaines qui l’entourent. De toute part, ce massif se dresse abrupt et, dans la direction du sud et de l’ouest, il présente des escarpements verticaux, inaccessibles aux meilleurs grimpeurs ; un sentier à lacets, qui dégringole sur la face orientale, met le haut de la montagne en communication avec le village de Chiouchanpou. Au sommet, s’élève une des nombreuses tours de guet qu’on trouve éparpillées sur tous les points culminants du pays et qui datent des jours lointains où cette Mandchourie du sud redoutait les invasions coréennes et chinoises. On peut voir sur notre plan que ce bloc inattaquable se trouve légèrement en retrait par rapport à la ligne principale de collines qu’a utilisée la défense : le mont Chiouchan est là comme un donjon isolé.

Cette ligne elle-même se compose d’une première ondulation basse A, située à cinq cents mètres environ du Chiouchan, puis d’un second massif plus élevé B, couronné par deux mamelons et limité à droite et à gauche par deux routes convergeant sur le village de Chiouchanpou. Plus à l’est, s’élève une troisième croupe G, dont la cime horizontale est assombrie par des bouquets de broussailles rabougries et noires : en avant, un coteau également boisé D se détache sur le glacis qui dévale vers le lit d’un torrent peu encaissé, alors complètement à sec. Un autre chemin, franchissant la ligne par un col, sépare de la hauteur G et du coteau D un nouveau groupe de trois pitons très escarpés E, F, G, qui, séparés les uns des autres sont comparables à trois tours alignées ; au devant de ces tours, un peu plus au sud et à l’est, se dressent des groupes de montagnes assez élevées qui font face à ces trois pitons E, F, G, et les dominent de front et de flanc.

Le caractère général de toute cette ligne de hauteurs, depuis A jusqu’à G, est de présenter des abords raides sur le versant de Liaoyang, qui regarde l’armée russe, et au contraire un glacis parfait du côté de Syanyoungsou, où devait se produire l’attaque japonaise. Ces conditions favorables aux Russes leur permettent de faire un excellent emploi du feu, — les angles morts étant presque complètement supprimés, — et de défiler les attelages d’artillerie et les réserves derrière les troupes de première ligne. Mais le plus grand défaut de la position russe est de se trouver très exposée sur sa gauche, où les pentes du dernier piton G se perdent dans un éventail de crêtes : séparées par des vallées, ces crêtes offrent à l’assaillant des abris contre le feu et même contre la vue, jusqu’à deux cent cinquante mètres environ de cette corne orientale de la défense.

Cette faiblesse n’est qu’insuffisamment compensée, en arrière des trois pitons E, F, G, par une position secondaire et en retrait, une « position en échelon » qu’offre, au-dessus du village de Fantziatoun, une colline semi-circulaire à double sommet L-M ; à près de deux kilomètres plus en arrière, les batteries de cette position L-M peuvent enfiler le col séparant de la colline C les trois pitons E, F, G, et atteindre le versant opposé.

La mise en état de défense de ces lignes de Chiouchanpou avait été prévue par les Russes depuis le début des hostilités et exécutée avec soin par les troupes du génie. Le mont Chiouchan lui-même, malgré son inviolabilité, est couvert d’ouvrages. Toutes les collines A, B, C, et le promontoire D sont sillonnés, légèrement en avant des crêtes, par des éléments de tranchées ; les cols séparant les hauteurs ont été laissés intacts, mais de chaque côté, des retranchements coudés, en retour de flanc, commandent les chemins à courte distance. Des coupures et des tunnels, perpendiculaires aux ouvrages, permettent de communiquer sans danger avec le versant de Liaoyang. Des défenses accessoires, multiples et puissantes, complètent ces ouvrages à une distance moyenne de cent mètres en avant des tranchées. Réseaux de fil de fer et de ronces artificielles ; trous de loup simples et avec pieux, disposés en quinconce sur quatre rangs ; fougasses à mise de feu électrique, en un mot tous les types réglementaires ont été utilisés et donnent à ces positions un aspect formidable. Néanmoins, on peut relever de nombreuses imperfections, qui faciliteront l’offensive japonaise, et contribueront à son succès.

On a complètement négligé de recouvrir de mottes gazonnées les parapets ; ils se signalent de loin à la vue, par l’opposition des couleurs ; à cinq kilomètres, on aperçoit distinctement leurs lignes bistres, coupant le fond sombre des glacis. Une autre erreur non moins grave a été commise dans la construction des défenses accessoires : le génie a l’habitude de protéger les réseaux de fils de fer, contre les coups persistants de l’artillerie, par une banquette de terre ; mais il faut veiller à ce que cette banquette présente un plan très incliné du côté de l’ennemi, afin de ne pas lui fournir d’abri. Cette précaution n’a été prise nulle part ; c’est par un talus à double revers qu’on a préservé les abatis et les trous de loup. Enfin, les ouvrages réguliers s’arrêtent à la rouie qui sépare les hauteurs C et K ; de mauvaises tranchées, creusées par l’infanterie, garnissent seules les pitons E, F, G, c’est-à-dire le point le plus compromis où l’on aurait dû, au contraire, multiplier les couverts pour les défenseurs et les obstacles contre les assaillants.

Les troupes chargées de la défense se composaient de bataillons sibériens, dont il m’a été impossible de déterminer le nombre, mais d’un effectif suffisant pour que, dans les tranchées, l’on pût placer les hommes au coude à coude, ainsi qu’en faisaient foi les piles de boîtes de cartouches que, le lendemain de la bataille, on trouva sur le parapet, espacées de quatre-vingts centimètres l’une de l’autre. C’était là une faute de plus : les officiers russes, en entassant leurs soldats à ce point, avaient méconnu l’enseignement capital, peut-être le seul enseignement certain, qu’on a pu tirer de la campagne sud-africaine. Si la défense des Burgers a donné des résultats si surprenants, c’est grâce à ce principe capital, dont ils ne se sont jamais départis, de placer les tireurs aussi loin que possible les uns des autres. Cette disposition ne leur fut pas dictée seulement, comme on pourrait le croire, par la pénurie d’hommes et le large front à occuper : là où ils avaient des défenseurs en nombre suffisant pour former une ligne continue, ils n’en conservaient pas moins les mêmes intervalles, en laissant le surplus des combattants au repos, en arrière de la ligne de bataille. Ils avaient, en effet, constaté dès les premiers engagements que la rapidité de tir du fusil à chargeur permettait de diminuer considérablement le nombre des tireurs, sans affaiblir sensiblement la valeur de la résistance. De plus, pendant toute la période du combat, où le feu n’était pas employé pour la défense, les hommes espacés pouvaient se coucher au fond de la tranchée, où ils jouissaient d’une immunité complète : à la bataille de Colenso, le 15 décembre 1899, l’artillerie anglaise prépara l’attaque de l’infanterie, en bombardant les retranchements, depuis quatre heures jusqu’à sept heures du matin, avec plus de cinquante pièces ; pendant cette canonnade, les Boers perdirent deux hommes tués et un blessé.

Les Russes ignorent cette première loi de la défensive ; ils en ont méconnu une autre en ne dégageant pas suffisamment leur champ de tir. Sur tout le front de leur droite et de leur centre, un glacis descend jusqu’au lit du torrent situé à huit cents mètres des tranchées ; au delà, le terrain est absolument plat. Sur ce glacis, les cultures offrent d’excellents abris aux vues ; elles sont réparties uniformément sur toute la pente, mais consistent en deux espèces bien distinctes : les fèves et le sorgho. Les fèves ne dépassent pas le mollet ; le sorgho, au contraire, comme il a été dit précédemment, atteint à cette époque de l’année la hauteur d’un premier étage : trois mètres à trois mètres cinquante.

L’artillerie de la défense compte, — comme nous avons pu le constater plus tard, en relevant le nombre des épaulements destinés à la protection des pièces, — sept batteries de campagne : la première est placée en arrière de la crête A ; cinq autres sont réparties en arrière des collines B et C ; la dernière défend les positions en échelon L-M ; au total, cinquante-six canons. Tous, sans exception, sont placés en arrière des crêtes, de manière à ne pouvoir exécuter que du tir indirect.

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Telle est la position contre laquelle marchent les Japonais venant du sud. Dans la nuit du 28 au 29 août, cette marche ne rencontra aucune opposition de la part de l’ennemi. Le 29, elle fut suspendue pendant la journée et ne reprit qu’à la nuit tombante. L’armé d’Okou allait se trouver à distance de tir ; les 5e et 3e divisions se trouvaient en face des positions russes et c’est à ces deux divisions qu’allait incomber la tâche de s’emparer des lignes de Chiouchanpou.

L’effectif dont elles disposaient pour cette attaque comprenait dix régiments d’infanterie (huit d’activé et deux de réserve) à trois bataillons, soit vingt mille hommes environ. L’artillerie comptait les trente-six pièces de campagne de la 3e division, les trente-six pièces de montagne de la 5e et trente-six obusiers de campagne appartenant à l’armée territoriale : en tout cent huit canons, presque le double de l’artillerie de la défense. Les canons japonais des divisions actives sont du modèle Arisaka, de soixante-quinze millimètres, à tir accéléré, enregistrant le recul sur des freins élastiques, mais nécessitant sinon une remise en batterie, du moins un nouveau pointage après chaque coup. Les obusiers de la territoriale sont de vieilles pièces de bronze adhérant à une plate-forme : tout le système saute en arrière au départ du coup ; il est remis en batterie grâce à des roues mobiles se glissant sur deux fusées. Ces canons sont portés sur des espèces de brouettes traînées par leurs servants.

Obusier de campagne traîné par ses servants.

La cavalerie des deux divisions leur avait été enlevée pour couvrir le flanc droit de la 5e et maintenir le contact avec la 10e ; elle ne joua aucun rôle dans l’attaque, non plus que les divisions de gauche (4e et 6e), qui se bornèrent à un combat traînant contre les corps d’infanterie et la nombreuse cavalerie russe dispersés, au delà du chemin de fer, dans la plaine du Liao.

Pendant la nuit précédente, les lignes japonaises avaient franchi le Tchaho. L’avant-garde de la 5e division s’engageait dans le défilé de Loutaoutchouan, dont la pente s’élève graduellement vers les pilons E, F, G. Toute la division occupa le défilé, et son artillerie de montagne se mit en position : trois batteries sur le point H et trois autres sur le sommet I, qui dominait d’une vingtaine de mètres la gauche de la ligne russe. Toutes les pièces étaient défilées en arrière des crêtes ; comme l’artillerie adverse, elles étaient dans l’impossibilité d’exécuter aucun tir direct. Avant le lever du jour, le premier bataillon du 41e d’infanterie, appuyé par le reste du régiment, se porta contre le piton G, extrême-gauche de la position russe, et l’enleva à la baïonnette après un sanglant combat.

La 3e division avait de son côté commencé sa marche d’approche pendant la nuit. Un pareil mouvement, toujours difficile, l’était particulièrement sur le terrain très spécial qu’il fallait parcourir dans l’obscurité. Les fantassins avançaient dans leur formation de combat, c’est-à-dire sur plusieurs lignes déployées, échelonnées en profondeur ; la direction était à gauche, les lignes successives devant rester perpendiculaires à la voie ferrée et conserver rigoureusement leur alignement. Le fouillis inextricable du gaolian constituait un obstacle très sérieux. Aussi, un peu avant l’aurore, la première ligne ne se trouvait encore qu’à hauteur de Kheinioutchouang, entre ce village et le remblai du chemin de fer. Elle s’arrêta et creusa de suite des tranchées-abris pour se trouver protégée, au lever du jour, contre l’artillerie russe, éloignée de deux mille trois cents mètres. Les bataillons disposaient à cet effet des outils du sac (analogues aux nôtres) et des outils du bataillon, portés par quatre chevaux de bât du train de combat.

J’ai dit plus haut comment aux premières lueurs de l’aube, à cinq heures et demie exactement, le duel d’artillerie commença sur toute la ligne. Les batteries de montagne japonaises étaient groupées sur les hauteurs ; les batteries de campagne, au contraire (qu’on avait renforcées de plusieurs batteries provenant de la brigade indépendante) se trouvaient éparpillées dans la plaine, en arrière de l’infanterie. Elles procédaient également à un tir indirect et se dissimulaient derrière le gaolian, presque toutes dans le voisinage des villages. Cette disposition procurait un meilleur abri aux attelages rassemblés derrière les maisons ; de plus, les arbres qui entourent les habitations offraient d’excellents observatoires aux officiers chargés de régler le tir des pièces. Les batteries d’obusiers de la territoriale, arrêtées par l’état des chemins, n’arrivèrent que dans l’après-midi. Ou les groupa dans le fond de la vallée, en arrière des pièces de la 5e division, d’où elles tiraient à très grand angle par-dessus les hauteurs. Leur tir était corrigé par des observateurs placés sur le sommet des collines et reliés aux batteries par le téléphone de campagne.

Ce duel d’artillerie s’est poursuivi pendant toute la journée du 30 sans grands résultats ; l’emplacement des pièces de la 5e division n’a jamais été découvert par l’artillerie russe, qui fut un peu plus heureuse contre les batteries de la plaine, grâce au procédé de tir qu’elle a employé. Il consistait à fouiller méthodiquement et à battre une zone profonde de terrain, en exécutant un tir progressif par salves de batteries, Bien des salves étaient perdues, mais, de temps à autre, une d’entre elles éclatait au-dessus de l’objectif et causait des pertes. Des deux côtés, d’ailleurs, on n’a tiré que par salves de batteries. L’absence d’objectifs suffisants et la nécessité d’économiser les munitions ont fait dégénérer le feu en bombardement régulier et lent, sans permettre de donner au tir toute la rapidité que pouvait fournir le matériel en service.

La rafale, dont il a été si souvent parlé depuis l’adoption des pièces à recul sur affût, n’a jamais pu être employée.

Pendant toute la journée, la 3e division est restée terrée dans ses tranchées de la plaine sans bouger. La 5e division, au contraire, profitant des abris naturels et de l’avantage obtenu grâce à l’occupation du piton G, a tenté dans la matinée de continuer le mouvement, afin de déborder complètement le flanc gauche de l’ennemi. Un régiment, laissé en arrière pendant la nuit, passa le défilé de Loutaoutchouan sur notre droite, et, obliquant franchement vers l’est, prolongea la gauche de la première ligne. De là, il avait pour mission de déboucher au nord du sommet G, et de prendre à revers les positions E, F. Arrêté de front par le feu de F, et d’écharpe par les balles et les obus de la position flanquante L-M, il ne parvint pas à se déployer et battit en retraite après avoir éprouvé des pertes considérables.

Vers quatre heures du soir, les régiments de la 9e brigade (5e division) qui se trouvaient massés à mes pieds dans le vallon séparant O et H reçurent à leur tour l’ordre d’attaquer de front le piton E. La tâche était impossible, car avant de se déployer, il fallait d’abord traverser à huit cents mètres de l’ennemi un couloir étroit et sans abri.

Je descends de la colline et me trouve à côté de la première compagnie au moment où elle quitte son couvert. À peine s’est-elle montrée que la fusillade éclate ; les balles sifflent avec une rapidité terrible, deux sections sont fauchées, les deux suivantes s’aplalissent derrière des tombes chinoises sans pouvoir avancer ni reculer d’un pas. Aussitôt, l’ordre arrive de suspendre le mouvement.

Il est cinq heures, et le crépuscule approche. Je remonte à cheval et me mets en quête d’un asile pour la nuit : ce n’est pas chose facile. Toutes les fermes sont transformées en hôpitaux. Après deux heures de marche, j’avise un temple bouddhiste sur lequel ne flotte pas le pavillon de la Croix-Rouge. C’est celui-là même près duquel j’ai fait dans la matinée ma première halte pour examiner le champ de bataille.

La vieille pagode émergeant d’un bouquet de sycomores, dorée par les derniers rayons du soleil, le roucoulement des tourterelles apprivoisées, la lente mélopée des bonzes en prière, accompagnée des vibrations profondes des gongs de métal, donnent une impression de repos et de paix si différente des visions sanglantes de tout à l’heure, que je me crois tout à coup transporté dans un autre monde.

Quelques vieux prêtres sont assis sur le seuil ; ils dévisagent le nouveau venu d’un air rogue et méfiant ; mais l’un d’eux, ayant pu lire sur mon brassard blanc et rouge que je ne suis qu’un correspondant inoffensif, se transfigure soudain, me frappe sur l’épaule et saisit mon cheval par la bride en répétant : Megoua, Megoua (Américain). Très intrigué, je l’accompagne à travers la cour d’honneur et monte à sa suite l’escalier donnant accès au sanctuaire. Là, prosterné au pied d’un colossal bouddha, environné par la fumée d’encens, je reconnais mon collègue, Grant Wallace, représentant de l’Evening Bulletin de San-Francisco.

Le premier moment de stupeur passé, nous quittons le lieu saint et, cinq minutes plus tard, chacun racontait son odyssée devant une tasse de thé. Autour de nous sont rangés en cercle les vénérables ecclésiastiques qu’une offrande de quelques dollars a transformés en amis dévoués des diables étrangers.

Après mon équipée, tous mes camarades, paraît-il, étaient revenus auprès de nos surveillants. Lui seul, imitant mon exemple, s’était caché dans le gaolian et avait ainsi pu reconquérir sa liberté. Un excellent souper chinois termine mieux qu’elle n’a commencé cette première journée de bataille, et peu après nous dormons profondément sous le toit hospitalier, protégés par l’ombre sacrée de Confucius.

Avant l’aube, le bruit du canon nous met sur pied ; une tasse de bouillon, une dernière poignée de main à nos hôtes, et en route. Laissant l’armée d’Okou sur notre gauche, nous tournons nos chevaux vers la droite de la 5e division.

Ce nouvel itinéraire nous mène derrière la montagne couronnée par les canons de Nodzou. Cette artillerie avait enfin été renforcée par les batteries des territoriaux, arrivées hier soir trop tard sur le champ de bataille pour avoir pu jouer un rôle actif avant le coucher du soleil. Ce sont les vieux obusiers à plateforme dont j’ai déjà parlé. Les braves pères de famille qui les servent ont accumulé là six batteries dans un espace de quelques mètres carrés et tirent pardessus les montagnes à un angle formidable.

Batterie d’obusiers de campagne. (Liaoyang, 30 août.)

Nous contemplions leurs efforts poussifs depuis quelques instants, lorsqu’un officier d’état-major s’approche de nous et entame la conversation. Il parle fort bien l’allemand et étale ses connaissances avec fierté. La nuit a été bonne : on a enlevé d’assaut deux positions russes. La 5e division est au contact en avant de l’artillerie :

— Ce serait bien plus intéressant pour vous d’aller là-bas que de perdre votre temps à regarder « ces cochonneries de bronze », ajoute-t-il fort irrévérencieusement en désignant les canons des pauvres territoriaux.

Ces confidences ne me surprennent qu’à moitié, car notre interlocuteur appartient à la quatrième armée. Celle-ci est la seule à laquelle ne sont attachés ni correspondants ni officiers étrangers. Les troupes de Nodzou n’ont reçu aucune instruction nous concernant, et partout je trouverai auprès d’elles meilleur accueil et moins de méfiance que par le passé de la part de celles qui appartiennent à l’armée d’Okou.

Le conseil de l’officier nous paraît bon et, une demi-heure plus tard, après avoir été désagréablement douchés par une salve de shrapnells destinée à une batterie de campagne établie à cinquante mètres de la route, nous contournons la colline R, longeant G et F, et arrivons enfin aux tranchées russes conquises le matin même.

À hauteur de F, se tient en réserve, derrière la position de première ligne, un bataillon japonais. Insouciants des balles qui leur passent par-dessus la tête, les ingénieux fantassins ne pensent qu’à se protéger du soleil avec des toiles de tente, dressées sur des piquets ou même sur les quittons des fusils.

Nous nous hâtons de notre mieux vers le pic abrupt et boisé G, dernier point occupé par les Japonais du côté de l’ennemi. Un furieux combat s’y est livré quelques heures auparavant. Le sommet a été pris et repris trois fois pendant la nuit ; deux compagnies du 41e ont été détruites dans cette sanglante mêlée. Laissant nos chevaux au pied de la hauteur, à la porte d’un temple déjà rempli de blessés, nous grimpons péniblement la pente en enjambant les cadavres. Les derniers survivants du premier bataillon du 41e régiment se cramponnent à la position sous un feu très vif.

Compagnie japonaise de deuxième ligne (31 août.)

Le mamelon E offre certainement le meilleur observatoire du champ de bataille. On découvre droit devant soi toutes les positions russes jusqu’au mont Chiouchan. À droite, au premier plan, s’élève la position flanquante des Russes, L-M, qui nous couvre de shrapnells, et plus loin, la tour coréenne de Liaoyang, dominant les jardins et les plantations qui nous cachent la ville chinoise. À notre gauche, l’infanterie japonaise n’a progressé pendant la nuit dernière que de quelques centaines de mètres ; elle se trouve à hauteur des premières maisons du village de Syangyoungsou, à un kilomètre en moyenne des tranchées russes.

— Vous arrivez bien, me dit le capitaine de la compagnie de tête ; le maréchal Oyama a prescrit, pour faciliter le mouvement enveloppant de la première armée, d’enlever la position russe avant la nuit. L’attaque générale va avoir lieu bientôt. Nous la secondons tant bien que mal en fusillant ces tranchées en face de nous ; malheureusement on n’a pu traîner de canons jusqu’ici.

Confortablement installés derrière de gros rochers, nous braquons nos jumelles sur la plaine. Tout à coup, au revers d’un talus, une mince ligne jaune apparaît. Ce sont les fantassins japonais qui ont mis sac à terre et commencent l’attaque. Pour cette attaque, on a fractionné les lignes en petits groupes de douze à vingt hommes, placés chacun sous le commandement d’un officier ou d’un gradé. À chacun de ces groupes, on a fixé le point de la position ennemie où il doit parvenir ; c’est la seule indication qu’il recevra du commandement.

La première ligne bondit hors des tranchées, les chefs de groupe se jettent en avant, courant de toutes leurs forces jusqu’à la ride de terrain la plus proche où ils se couchent à terre. Leurs fractions les suivent sans observer aucun ordre, chaque homme ayant pour unique préoccupation d’arriver le plus vite possible à l’endroit où il pourra s’aplatir. Je fixe ma lorgnette sur une de ces sections ; elle traverse d’abord une plantation de sorgho sans être découverte par l’ennemi ; mais la voici qui débouche dans un champ de fèves. Les points jaunes se précipitent. Un homme tombe, se relève, fait quelques pas, puis retombe définitivement. Deux autres se tordent à terre ; un quatrième tâche vainement de regagner le couvert que ses camarades viennent de quitter : il roule à côté des trois autres blessés.

Maintenant, devant toute la position russe, on distingue le fourmillement khaki se rapprochant par bonds. Les hommes suivent le chef, le chef choisit l’abri en avant, et le cheminement à suivre pour s’y rendre. Souvent, profitant de couverts favorables situés en dehors de leur axe de marche, on voit des groupes obliquer à droite et à gauche, prendre la même route qu’une fraction voisine et revenir ensuite à leur direction primitive. Aussi, dès le premier arrêt, le bel alignement du début s’est brisé : on aperçoit les sections disséminées sur le glacis, les unes couchées, d’autres rampant, d’autres en pleine course. Les neuf cents mètres à parcourir jusqu’aux défenses accessoires des Russes sont franchis de la sorte, et c’est là seulement que ce qui reste de la première ligne japonaise se reforme à l’abri du talus de terre maladroitement élevé par les Russes pour protéger leurs fils de fer.

Lorsque la première ligne d’assaillants est arrivée à moitié chemin de son objectif, la deuxième quitte à son tour les tranchées où elle est restée abritée et se lance sur le glacis, utilisant le terrain et marchant comme la première. La troisième ligne suit la seconde et ainsi de suite. Six vagues successives montent la côte semée de cadavres et de blessés, et l’une après l’autre viennent se tapir derrière le talus protecteur à cent mètres des tranchées ennemies. Pendant ce temps, des volontaires coupent les fils de fer sous la bouche même des fusils russes. En rampant, ils réussissent à ouvrir des passages à travers les défenses accessoires, mais bien peu de ces héros rejoignent leurs camarades.

La compagnie postée à côté de moi tire aussi vite qu’elle peut ; les Russes augmentent également l’intensité du feu, les hommes tombent autour de nous. Mais on n’entend plus ni le sifflement des balles, ni le crépitement de la mousqueterie, ni les grondements plus lointains du canon. Debout maintenant pour mieux voir, nous n’avons d’attention que pour le combat acharné qui se livre à huit cents mètres de nous. Toute la ligne japonaise est illuminée par l’éclair de l’acier sortant des fourreaux. C’est la dernière phase, c’est l’assaut. Les officiers, une fois de plus, quittent l’abri au cri de banzaï, répété par tous les assaillants. Ils progressent péniblement, mais sûrement, malgré les réseaux de fil de fer, les trous de loup et la fusillade inexorable ; des unités sont détruites, d’autres les remplacent ; le flot s’abat par instant, mais avance toujours. Les voilà à quelques mètres des tranchées ; alors du côté russe, la longue ligne grise des fusiliers sibériens se dresse à son tour, envoie une dernière salve sur l’ennemi, et descend en courant le revers de la montagne.

Notre compagnie redouble son feu sur l’ennemi en retraite, puis elle quitte, elle aussi, ses abris, et court à la poursuite. Mais le feu de la position en échelon nous prend en flanc. La compagnie est décimée en un instant. Le capitaine a son képi traversé par une balle, le sous-lieutenant est blessé à la main, le lieutenant tombe laide, la tête fracassée. Les sous-officiers ramènent péniblement leurs sections derrière la crête protectrice.

La bataille est gagnée ; l’assaut a duré exactement une heure et dix minutes. Les Russes ne tiennent plus que quelques points de la ligne pour opérer leur retraite à la faveur de la nuit.

Il n’y a plus rien à faire sur la colline. Je redescends vers le temple transformé en charnier : une suite ininterrompue de blessés défile, on les panse, puis ils sont évacués sur des hôpitaux mieux installés en arrière dans les fermes et les villages.

Vers le soir, un orage éclate et couvre le bruit de la canonnade mourante. Nous n’avons d’autre abri que la chapelle qui a servi pendant toute la journée de salle d’opérations. La statue brisée d’une divinité guerrière, badigeonnée d’écarlate et roulant des yeux terribles, domine la grande table, autrefois l’autel, sur laquelle, aujourd’hui, on a coupé tant de bras et de jambes. Nous nous y installons, couchés dans les couvertures de nos chevaux avec nos selles pour oreillers ; la lueur d’une bougie éclaire la face de l’idole mutilée. Elle paraît enfin apaisée par les centaines de victimes qu’on lui a apportées et dont le sang baigne encore les dalles du sanctuaire violé.

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Le lendemain est un jour de répit pour la deuxième armée ; au loin, nous entendons l’écho faible du canon de Kouroki pendant que nous regardons le champ de bataille de la veille. Cette inspection m’aide à débrouiller le spectacle resté un peu confus de l’attaque d’hier matin. En en repassant les diverses péripéties, je parviens difficilement à m’expliquer le rôle de l’artillerie japonaise. Je m’attendais à la voir soutenir jusqu’au bout le mouvement de l’infanterie, mais à peine la première ligne avait-elle fait la moitié du chemin à parcourir que les batteries nipponnes cessèrent le feu, précisément à l’instant où elles auraient rendu les plus grands services.

On ne peut attribuer cette abstention qu’à la crainte de tirer sur leurs propres fantassins ; il faut avouer que la mauvaise qualité des munitions japonaises permet d’adopter cette explication. Il est difficile, à distance, de se rendre compte du degré de précision de la fusée ; néanmoins, de la défectuosité des obus percutants des Japonais, on peut conclure que leurs projectiles fusants ne doivent pas être parfaits. On sait, en effet, que l’artillerie mikadonale ne possède pas d’obus à double effet, mais des munitions distinctes pour les deux genres de tir. Or, on pouvait constater, en parcourant le revers de la position russe, qu’une proportion considérable des obus percutants n’a pas éclaté. Les Japonais paraissent avoir prévu ce résultat, car nous voyons partout des équipes de fantassins recherchant l’emplacement des obus encore intacts. Ces hommes fichent en terre des baguettes surmontées d’un avis en caractères chinois, prescrivant de ne pas toucher aux projectiles avant l’arrivée des artificiers. Si les obus fusants ne valent pas mieux, la prudence des artilleurs est très compréhensible. On affirme qu’ils ont souvent tué des fantassins japonais aux premiers combats de la guerre, notamment sur le Yalou et à Télissé.

L’artillerie russe, de son côté, fut dans l’impossibilité, à cause de l’angle de site trop considérable, de battre le glacis sur lequel s’avançait l’infanterie ennemie. Son rôle se borna pendant l’attaque à tirer quelques dernières salves contre les batteries ennemies qui ne répondirent pas. Toutes les pièces russes furent sauvées.

Pour l’infanterie, la formation — ou plutôt l’absence de formation — adoptée pendant l’attaque par les Japonais eut pour premier effet d’interdire complètement aux assaillants l’emploi du feu : les groupes de fantassins, nous l’avons vu, chevauchant les uns sur les autres s’interposaient entre leurs camarades et les Russes. En tirant, on eût risqué de faire plus de mal à ses propres troupes qu’à l’ennemi. D’ailleurs, les Russes, cachés derrière le parapet de leurs tranchées, n’offraient qu’un objectif difficile à apercevoir. Pour les viser convenablement, les Japonais auraient dû quitter eux-mêmes la position couchée et cela, au prix de pertes telles que le mouvement n’eût pas pu se poursuivre. Toute l’attaque s’était exécutée sans faire usage du feu ; à la lettre, aucun coup de fusil n’avait été tiré par les fantassins japonais.

Ce procédé d’attaque sans tirer est complètement nouveau et se trouve en contradiction absolue avec toutes les théories émises jusqu’à ce jour. Sur les positions enlevées, je rencontre de nombreux officiers d’infanterie avec qui je m’entretiens de cette tactique employée la veille :

— Vous êtes sans doute étonné, me dit l’un d’eux, des différences qui existent avec ce que vous avez pu voir chez vous en temps de paix. Nous ne l’avons pas moins été nous-mêmes, car vous savez que nos règlements sont identiques à ceux des armées européennes ; aussi avons-nous commencé par manœuvrer selon les livres, et c’est ainsi qu’on nous a fait enlever les lignes de Nanchan, le 27 mai, en une seule journée, mais au prix de quelles pertes !… Notre 3e division, qui était à gauche et ne bénéficiait pas du secours des canonnières embossées dans la baie de Kintchéou, fut décimée. Cette leçon nous profita, et grâce à l’expérience acquise, nous sommes arrivés à marcher moins vite et à nous couvrir davantage en nous privant de l’aide du feu, comme vous avez pu vous en rendre compte hier et avant-hier.

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Le long trajet d’un bout à l’autre de la position russe comptera parmi mes souvenirs les plus pénibles. Le spectacle est hideux. Nous ne sommes plus soutenus par l’intérêt passionnant de l’action ; je renonce à décrire le carnage, les piles de cadavres tordus au fond des tranchées et recouverts déjà d’un bourdonnement de mouches. Des corvées de soldats et de coolies chinois enterrent les Russes et brûlent les Japonais sur de grands bûchers de feuillage et de bois enduits de pétrole. Je m’approche d’un groupe d’officiers penchés sur une civière. C’est le corps de mon malheureux ami, le commandant Tatchibana qui a été percé de six balles sur le parapet du dernier retranchement. Il avait tué deux Russes à coups de sabre avant de mourir ; son ordonnance était tombé à ses côtés en s’efforçant de le couvrir de son corps…

Incinération des cadavres (1er septembre.)

Nous quittons sans regret cette lugubre apparition pour remonter à cheval. Wallace n’a pu supporter les fatigues et les privations qu’il nous a fallu endurer pendant deux jours. Il rentre au quartier général en quête de nos camarades et ne veut pas que je l’accompagne.

— Allez de votre côté, me dit-il en me serrant la main ; ici, c’est chacun pour soi et Dieu pour tous : vous serez donc le seul d’entre nous à voir la fin de la bataille.

Il tourne son cheval vers le sud pendant que je mets le mien au galop pour rejoindre les colonnes de la 5e division qui reprennent leur marche sur Liaoyang.

La deuxième ligne de défense au-dessous des murs de la ville chinoise reste encore intacte. Les Russes ont évacué non seulement toutes les lignes de Chiouchanpou, mais encore la position flanquante L-M. C’est sur ce dernier point que je me porte. La 5e division marche dans cette direction pour appuyer le mouvement prescrit aux divisions de Kouroki. On se souvient que la première armée devait déborder la gauche russe et couper la retraite au général Kouropatkine. Personne, dans l’armée japonaise, ne doutait de l’heureuse issue de ce plan audacieux. Un petit sous-lieutenant, frais émoulu de l’École militaire de Tokio, m’en fit part tandis que je marchais à côté de sa compagnie. Exalté sans doute par le succès de la veille, et sachant que j’étais Français, l’insolent blanc-bec se campa devant mon cheval et me dit :

— C’est aujourd’hui l’anniversaire d’une bataille mémorable ; nous le fêterons aussi à l’avenir, car ce sera le Sedan de l’armée russe.

Grâce à l’amble rapide de mon infatigable petit poney, j’arrivai aux ouvrages L-M quelques minutes avant les bataillons japonais et je pus les examiner à loisir en compagnie d’un adjudant-major et du colonel du 41e régiment. Les fusiliers sibériens avaient pu enlever leurs blessés et même leurs morts, et ne laissaient comme trophées aux vainqueurs que des monceaux de munitions et une profusion de cartes à jouer qui tapissaient le sol des tranchées.

Passage du Taïtsého (1er septembre).

L’infanterie japonaise, qui nous rejoignit bientôt, ne fut pas longue à s’installer et à dresser ses couverts de toile ; tout indiquait que la garnison de Liaoyang ne viendrait pas les troubler dans leur pacifique besogne. Je les quittai pour rejoindre les autres régiments de la 5e division, déjà disparus dans les villages qui s’étendent jusqu’au cours du Taïtsého. Lorsque j’y arrivai à mon tour, la première ligne s’était déjà déployée face à la ville et gagnait lentement du terrain en avant sous l’insuffisante protection des batteries de montagne. Je me dirigeai vers l’une de celles-ci ; le colonel Nagata, commandant l’artillerie de la division, se trouvait là. Il vint au-devant de moi, se nomma et me fit les honneurs avec une courtoisie parfaite. Il me présenta par ordre de grade tous les officiers présents :

— Voici le lieutenant-colonel X…, mon collaborateur dévoué ; le commandant Y…, qui sort de l’Académie de guerre : le lieutenant Z…, qui dirige aujourd’hui cette batterie. J’ai le regret de ne pouvoir vous montrer le capitaine Ichida, son chef titulaire ; mais il a été tué hier un peu avant l’assaut.

Toute cette conversation se tenait sous des salves intermittentes de shrapnells russes qui me faisaient trouver l’étiquette japonaise un peu trop minutieuse, du moins sur le champ de bataille.

Heureusement, les canons ennemis portèrent leur attention d’un autre côté, et la conversation put se prolonger dans des conditions moins gênantes. Je demandai d’abord au colonel pourquoi l’artillerie japonaise n’exécutait jamais que du tir indirect.

— La raison est simple, dit en souriant le colonel : parce que le tir direct est devenu complètement impossible. Avec la rapidité de tir des pièces russes, les nôtres seraient vite hors de combat, si l’ennemi parvenait à en découvrir l’emplacement. En un mot, montrer une batterie, c’est la détruire.

Je m’étonnai également du bombardement lent et, selon moi, prématuré que l’on avait dirigé, le 30, contre les lignes russes, apparemment avec une efficacité médiocre :

— Votre observation, repartit mon interlocuteur, est tout à fait exacte. L’effet matériel sur l’ennemi est presque négligeable. Ne croyez pas pourtant que nous ayons ainsi vidé nos caissons en pure perte ; l’effet moral produit a été considérable pour l’ennemi et pour nos propres troupes. Soyez persuadé que les nerfs des défenseurs, forcés de se terrer derrière des parapets à chacune de nos salves, ont été fortement secoués après un jour et demi de cet exercice, et qu’au moment de l’assaut la précision de leur tir s’en est ressentie. Voyez la batterie qui tire devant vous ; elle vise les redoutes russes à trois mille cinq cents mètres, et elle n’est composée que de pièces de montagne. Je suis sûr, à cette distance, de ne pas tuer grand monde, mais je ne doute pas du plaisir qu’éprouvent nos fantassins, à deux kilomètres en avant de nous, en entendant nos obus siffler par-dessus leur tête. Voulez-vous accompagner l’adjudant-major ? ajouta mon hôte ; il va reconnaître un emplacement plus favorable en avant.

J’acceptai avec reconnaissance, et un moment après nous chevauchions côte à côte : après un kilomètre de trot sur la route qui mène tout droit à Liaoyang, il fallut mettre pied à terre et confier nos montures au cavalier qui nous escortait. Le sifflement des balles indiquait que nous approchions de la ligne de feu. Heureusement le terrain était très coupé et sillonné de murs et de levées de terre ; le cheminement vers l’infanterie était facile ; bientôt nous atteignions les tirailleurs sans encombre. Les fantassins, couchés à l’abri d’un talus, entretenaient contre les tranchées ennemies, à huit cents mètres de là, un feu languissant. Je laissai l’officier d’artillerie continuer ses recherches et me couchai à côté de deux lieutenants. Tout l’après-midi se passa ainsi, sans autre incident que l’arrivée d’un bataillon de réserve qui perdit pas mal de monde en commettant la maladresse de se déployer sous le feu.

Bataillon japonais renforçant la ligne de feu (Liaoyang, 1er septembre.)

J’aurais voulu bivouaquer sur place avec ce régiment, mais une conversation avec un des officiers me fit préférer un autre gîte. La voici :

— Vous êtes Français, monsieur ?

— Oui, monsieur.

— Il y a eu un très grand général en France, n’est-ce pas ?

— Certainement, il y en a même eu plusieurs.

— Oui, mais un plus grand que tous les autres, celui qui s’appelait Napoléon.

— Eh bien ?

— Eh bien, nous sommes les plus grands généraux du monde, puisque les Russes ont battu Napoléon et que nous avons battu les Russes.

— Où avez-vous appris l’histoire ?

— Au Collège militaire.

— Permettez-moi de vous dire que les professeurs y sont fort mauvais ou que vous n’avez pas retenu leurs leçons, car Napoléon a souvent battu les Russes, mais ne l’a jamais été par eux. En outre, la guerre actuelle n’est pas finie, il se peut très bien que vous ne soyez pas toujours vainqueurs.

Après ce colloque, je quittai l’officier et allai chercher refuge dans un village plus en arrière. Un charitable colonel d’infanterie m’offrit la moitié de sa chambre, un peu de biscuit et une boîte de saumon conservé ; il était temps, depuis trente-six heures je n’avais mangé que quelques physalis non mûrs et des oignons crus volés dans un potager chinois.

Le lendemain, de bonne heure, je me dirigeai vers le nord où l’on m’assurait que je trouverais l’état-major de la quatrième armée, dont le chef, le général Ouéhara, était le seul officier japonais que j’avais connu en France. Un régiment de la 10e division, le 20e, marchait précisément de ce côté ; je résolus de le suivre et le vis tout entier défiler devant moi. Il était commandé par un chef de bataillon ; son colonel et son lieutenant-colonel avaient été tués par le même obus le 28 août à Anchantien. Ce régiment, dont les hommes traversaient gaiement un affluent du Taïtsého avec de l’eau jusqu’aux genoux, allait être presque entièrement détruit le lendemain sur les réseaux de fil de fer des redoutes de Liaoyang. À la fin de l’assaut définitif, un capitaine et deux lieutenants restaient seuls valides pour commander la poignée de héros épargnés par le feu. Le drapeau passa successivement entre les mains de six lieutenants et fut porté finalement par le capitaine chef du régiment…

Le drapeau du 20e. (Liaoyang, 2 septembre.)

Pendant le reste de la journée du 2 septembre, je parcourus toutes les lignes de la quatrième armée sans succès, et la nuit me surprit en plein champ, sans possibilité de trouver un gîte. J’attachai mon cheval à un arbre et, m’en roulant dans ma couverture, la fatigue aidant, je parvins à m’endormir. Mais, une heure plus tard, saisi par le froid et trempé de rosée, je me réveillai tout ankylosé et passai la fin de la nuit à marcher en rond pour me réchauffer. Lorsque le soleil bienfaisant reparut je repris ma marche de la veille en sens inverse ; les lignes japonaises n’avaient fait aucun progrès, et l’artillerie russe continuait à répondre vaillamment au feu concentré des batteries des 3e et 5e divisions. Des assauts partiels avaient échoué la nuit précédente, mais les ouvrages étaient serrés de près et il était clair qu’ils ne tiendraient pas devant une attaque générale. Au coucher du soleil, j’arrivai enfin au sommet de la colline qui domine le village de Chiouchanpou, où l’on s’était battu le 31 août avec tant d’acharnement. C’est là que je retrouvai après cinq jours d’absence les attachés militaires et les correspondants de guerre ; ils étaient postés exactement à dix kilomètres du combat ! Les Européens me reçurent avec enthousiasme, mais les Japonais se montrèrent plutôt froids et le général Okou me fit demander un rapport justifiant ma conduite.

Cet accueil ne m’empêcha pas, malgré l’interdiction formelle de l’état-major, de repartir le lendemain pour Liaoyang. Les derniers ouvrages et la ville elle-même avaient été abandonnés par les Russes après le coucher du soleil ; l’arrière-garde s’était retirée à une heure quarante et les Japonais passèrent la grande brèche du sud moins d’une heure plus tard. Le général Kouropatkine s’était tenu sur la muraille d’enceinte jusqu’à une heure dix et avait pris le dernier train pour Yentaï.

Occupation de la grande route de Liaoyang (4 septembre.)

Ma première visite fut pour les ouvrages extérieurs, qui entouraient la ville à douze cents mètres en moyenne des murs chinois. Ils se composaient d’une série de onze redoutes reliées par des tranchées et des épaulements pour l’artillerie. Cette ligne défensive, beaucoup moins forte naturellement que celle de Chiouchanpou, avait été bien mieux organisée et, ne présentant pas de points faibles, avait résisté beaucoup plus efficacement aux assauts de l’infanterie nipponne.

J’arrivai à la grande redoute, située à l’est du chemin de fer, au moment où un lieutenant et vingt-deux soldats japonais y entraient par la gorge. L’officier m’expliqua que c’était tout ce qui restait d’une compagnie forte de deux cents hommes qu’on avait envoyée à l’attaque de l’ouvrage ; à cinq cents mètres de l’escarpe, des rangées de cadavres semés dans le gaolian indiquaient l’endroit où elle s’était fait détruire.

La redoute était d’ailleurs un véritable ouvrage de fortification permanente ; elle avait été construite depuis longtemps, l’herbe couvrait les parapets et dissimulait les fils de fer et les trous de loup. On peut voir sur le plan ci-dessus à quel point on avait multiplié les retranchements et les défenses accessoires sur toutes les faces de l’ouvrage.

Je restai une grande partie de la matinée à dessiner et à photographier cette redoute ; en sortant, j’eus une fois de plus l’occasion de constater à quel point le simple soldat japonais est bon et serviable. J’avais attaché mon cheval par la bride à un poteau eu dehors des fossés extérieurs ; lorsque deux heures après je vins le chercher, les fantassins avaient détaché le mors, entravé l’animal avec le licol ; l’un d’eux lui avait jeté une brassée de fèves et de sorgho, un autre était allé remplir un seau en toile à deux cents mètres de là, pour l’abreuver, et tout cela sans que je leur eusse rien demandé.

Redoute de Liaoyang ; parapets et revêtements.

Vers midi, je passai la porte de l’est et traversai la grande avenue centrale de la ville. Jamais on n’aurait cru, à l’aspect des maisons et des rues remplies de monde, que les obus y étaient tombés sans interruption pendant deux jours. Les boutiques se rouvraient l’une après l’autre et déjà les bons de guerre circulaient entre les mains des marchands. Les braves Chinois, mitraillés hier par les batteries de la 5e division, avaient vu pendant la nuit leurs habitations pillées d’abord par les Russes, puis par les Japonais, qui avaient brisé les serrures des armoires et tout emporté. Ils affectaient pourtant une joie artificielle pendant le défilé de leurs pseudo-protecteurs et avaient décoré les linteaux de pavillons japonais et de feuilles rouges barbouillées de caractères exprimant leur allégresse… On compta plus tard que deux cents avaient été tués et huit cents blessés, le 2 et le 3 septembre.

Pendant tout l’après-midi, la 5e et la 3e division traversèrent la ville pour franchir le Taïtsého et se porter à la hauteur de la première armée face à Yentaï. Les malheureux soldats, qui venaient de combattre pendant cinq jours et cinq nuits sans interruption, marchaient comme un troupeau, les yeux hagards, à l’allure trop rapide des troupes fourbues. À chaque halte on en voyait se coucher à terre et bientôt ronfler sous le soleil brûlant, sans même enlever leur sac. Les officiers ne cachaient pas leur désappointement. C’était bien la peine d’avoir sacrifié tant d’hommes pour si peu de résultats ; pas un canon, quinze prisonniers constituaient toutes les dépouilles. Il était loin le Sedan promis par le jeune sous-lieutenant trois jours plus tôt ! En somme, on avait simplement repoussé les Russes de quelques kilomètres et de ce train-là on n’arriverait pas vite à Kharbine.

En passant par la ville russe, je rencontrai toute notre colonne groupée autour de la villa du directeur local du Transsibérien ; elle était située en face de la maison qu’avait habitée Kouropatkine et où s’installait l’état-major de la deuxième armée. C’est là que nous devions habiter pendant notre séjour à Liaoyang.


Liaoyang, 7 septembre.

La ville russe de Liaoyang est bâtie entre la voie ferrée et l’enceinte murée, autour de la pagode coréenne. Les maisons n’ont été ni détruites ni incendiées, mais elles sont complètement vides. Dans les rues, d’énormes tas de grains fument encore, malgré les efforts des Japonais pour éteindre le feu, qui les consume lentement. Les jolies tentes vertes et blanches des Russes ont été lacérées, et leurs lambeaux claquent au vent. Partout, des boutiques nues, surtout des restaurants et des ateliers de photographes. Près des murs, sur une bicoque abandonnée et trouée d’un obus, je lis cette enseigne tristement ironique : « Château des Fleurs. » C’était là que les officiers russes venaient chercher l’oubli de leurs maux, parmi les bouteilles de Champagne et les sourires de dames âgées, mal rajeunies par des montagnes de fard. Aujourd’hui, plus de chansons ni de bouchons qui sautent. Çà et là, on voit encore les cadavres de fusiliers sibériens qui se sont traînés blessés jusqu’ici, et sont tombés sans avoir pu atteindre l’hôpital. Partout, c’est la solitude, la désolation, la mort.

J’ai voulu me soustraire à ce sombre tableau, en allant me promener dans la ville chinoise, cette fois-ci avec une autorisation en règle. On m’a indiqué la présence d’un missionnaire français à qui je vais rendre visite. Le brave homme habite une jolie maisonnette indigène tout près d’une vaste place changée en lac par les dernières pluies. Les petits Chinois y ont transporté quelques baignoires qu’ils ont pu trouver dans la ville russe et naviguent dans ces cuirassés d’un nouveau genre.

La conversation du missionnaire n’est qu’une plainte sans fin. Il se lamente des excès commis par les premiers Japonais entrés dans la ville. Ils ont abattu le drapeau français qui flottait sur son toit et menacé de leurs fusils les chrétiens chinois qui faisaient mine de l’y replacer. Puis ils ont volé tout ce qui se trouvait dans la mission. Encore notre compagnon s’estime-t-il heureux d’en être quitte à si bon compte : un vieillard anglais, moitié missionnaire, moitié médecin, qui cherchait à défendre son bien, a été blessé de deux coups de baïonnette.

En dehors des missionnaires, il n’est resté, à Liaoyang, qu’un seul Européen, un marchand allemand, dont la boutique a été mise en miettes par les Russes d’abord, et les Japonais ensuite. Il me donne quelques renseignements.

Sa fureur d’être ruiné certainement à l’impartialité de ses déclarations, dont je lui laisse toute la responsabilité.

— Le dernier jour, raconte-t-il, quatre batteries russes se trouvaient dans la ville et n’en sont pas sorties. Dans la matinée, les officiers sont partis pour aller je ne sais où. Les soldats restés sans leurs chefs se sont tenus tranquilles pendant deux heures, puis ont couru au pillage. Tout le monde s’en est un peu mêlé, mais c’est le 10e régiment de fusiliers sibériens qui a fait le plus de mal. Les hommes connaissaient la ville mieux que personne, puisqu’ils y tenaient garnison en temps de paix. Sous prétexte de ne rien laisser aux Japonais, ils sont entrés dans les magasins pendant la nuit, ont bu le Champagne et cassé tout le reste. Pendant l’interrègne qui a suivi la retraite des Russes, les Chinois ont fait main basse sur les débris. J’avais donné cinquante roubles à un agent de la police indigène pour protéger ma porte : c’est lui-même qui a montré le chemin aux pillards.

Je demandai au commerçant combien de Chinois avaient péri ; il me répondit qu’il y avait deux mille tués et blessés environ.

— Pourquoi sont-ils restés ? ajoutai-je.

— Oh ! c’est toute une histoire. Le 28, pendant qu’on se battait à Anchantien, une députation de notables vint se présenter à Kouropatkine, et lui demanda humblement l’autorisation pour les habitants de quitter la ville. Le général en chef les reçut en souriant et, très surpris, leur demanda ce qui pouvait leur avoir donné une pareille idée.

« — Mais on se bat, non loin d’ici.

» — Comment, on se bat ?

» — En ce moment même, nous entendons le bruit du canon.

» — Ah ! vous faites allusion à ces quelques Japonais. N’en parlons pas, ils n’en valent pas la peine. On leur donne une petite correction, mais ce n’est pas votre affaire. Vous pouvez vous retirer.

» Le 30, pendant le combat de Chiouchanpou, nouvelle députation, nouveau sourire étonné du général.

» — Les Japonais approchent, Excellence. On voit les obus éclater sur la montagne.

» — Ne vous occupez donc pas de ces détails et demeurez tranquillement chez vous. Allez plutôt près de la pagode, à la promenade ; la musique militaire y joue justement aujourd’hui ses meilleurs morceaux. Voilà comment nous nous soucions de ces singes.

» — Mais pourtant, Excellence…

» — Il n’y a pas de mais, cela suffit. »

Le 2 septembre, les notables voulaient encore réclamer des laissez-passer, mais c’était trop tard. Les batteries de la 5e division japonaise, ayant aperçu les officiers russes sur le haut de l’enceinte, dirigèrent leurs projectiles de ce côté. Les coups longs tombèrent dans la ville avec le résultat que l’on connaît.

Ce fut d’ailleurs un bombardement très comme il faut : les obus de 75 millimètres faisaient de petits trous discrets dans les toits et les murs, et tuaient les gens sans détruire tout le mobilier, comme autrefois les grosses bombes inélégantes des anciens canons.

La porte et les murs de Liaoyang.

Le marchand me raconta encore comment un espion japonais vivait à Liaoyang depuis le début de la guerre, déguisé en Chinois. Il se démasqua dès l’arrivée des vainqueurs et courut faire son rapport aux autorités nipponnes. Ce Fouquier-Tinville à peau jaune a dénoncé tous les indigènes soupçonnés d’avoir rendu des services aux Russes ; il a probablement aussi, par la même occasion, vengé quelques rancunes personnelles. Les musulmans, fort nombreux ici, sont particulièrement suspects, notamment le taotaï, qui appartient à cette religion et dont l’emploi et la tête ne tiennent plus qu’à un fil.

Le malheureux négociant, las de raconter, recommença à geindre en contemplant un fleuve de pétrole qui s’écoulait lentement des bidons crevés. Je le laissai à sa désolation.

En rentrant dans la ville russe, je rencontrai quelques-uns des correspondants attachés à l’état-major de Kouroki. Ce sont des vétérans ; ils suivent la première armée depuis la bataille du Yalou. Nous leur offrons de partager notre modeste repas. L’invitation n’est pas tentante, car les conserves emportées du Japon commencent à s’épuiser. Ici, on ne peut rien acheter. Le pillage a rendu les Chinois méfiants au point de refuser de rien vendre, malgré les prix royaux que nous leur offrons et les bons de guerre que nous leur fourrons sous le nez.

Notre conversation avec nos nouveaux collègues se limite, bien entendu, à un échange de doléances réciproques. Ils ont eu autant, sinon plus à supporter que nous. L’un d’eux, pour avoir frappé un boy qui le volait et refusé de lui faire des excuses, a été emprisonné et menacé du conseil de guerre.

Leur détachement, néanmoins, est sain et sauf, ainsi que celui des attachés militaires de la première armée. Parmi ces derniers, un officier l’a échappé belle à deux reprises. C’est le général anglais Ian Hamilton, qui jadis se trouvait en face de moi à la bataille de Diamond-Hill au Transvaal ; il est devenu depuis mon ami sur le paquebot qui nous porta tous deux de Marseille à Yokohama.

Une première fois, en rade de Tchémoulpo, il sauta d’une chaloupe sur l’échelle du transport, glissa et tomba à la mer. Le courant très rapide l’entraînait, lorsqu’un autre passager lui saisit le bras et réussit à le hisser à bord.

Enfin, ces jours derniers, le boy du général avait placé sur son chariot un obus encore chargé qu’il voulait rapporter dans son pays comme souvenir de la guerre. Au premier cahot de la route, le projectile fit explosion, tuant l’auteur de l’imprudence, les deux charretiers chinois, les mules composant l’attelage, et réduisant en poussière tous les bagages. Cinq minutes plus tôt, le général eut été lui-même victime de l’accident.


Liaoyang, 9 septembre.

Nous ne sommes plus ici que sept correspondants du groupe de la deuxième armée. Ceux d’entre nous qui sont liés par des traités avec leurs journaux les engageant jusqu’à la fin de la guerre restent seuls à Liaoyang. Tous les autres sont partis pour l’Europe. Ils n’ont rien vu de la bataille, mais ce n’est pas leur seul grief. On a cru bon de conserver pendant quatre jours les télégrammes qu’ils avaient remis à la censure. De cette manière leurs dépêches vieillies ont dû produire un effet ridicule à Londres et à New-York, et les exposeront sans doute aux reproches de leurs directeurs.

Ils ont réclamé leurs passeports en protestant ; les lettres adressées à ce sujet au chef d’état-major étaient conçues en termes singulièrement violents. Le général Otchiaï en a même renvoyé quelques-unes sans y répondre.

Pour ma part, si je n’ai pas à me plaindre des Japonais depuis Anchantien, eux, au contraire, ont à se plaindre de moi. Mon rapport justificatif n’a pas été de leur goût ; il est vrai que j’y avais décrit mon aventure avec une certaine ironie en expliquant comment j’avais suivi la bonne route et que mes collègues et leurs guides s’étaient malencontreusement égarés.

Je n’ai pas été surpris ce matin quand on me fit comprendre que je devais m’en aller. Cela fut fait à la mode japonaise qui exige, on le sait, que les condamnés d’un certain rang s’exécutent eux-mêmes. On se garda de rien me dire personnellement ; mais on prévint mes confrères que ma correspondance serait interceptée, mes mouvements surveillés, et autres aménités du même genre.

Faisant donc bonne mine à mauvais jeu, je me rendis auprès de M. Okabé, lui déclarai que j’avais vu tout ce que je désirais voir, et demandai à partir.

Loin de protester, je le priai de transmettre mes remerciements à l’état-major pour m’avoir laissé une liberté aussi complète pendant la bataille de Liaoyang. Quelques minutes plus tard, ma feuille de route m’était remise. Elle prescrivait aux commandants d’étapes de me fournir logement et nourriture jusqu’à Nioutchouang. Il se trouve qu’un correspondant américain du premier groupe, Frédéric Palmer, du Colliers Weekly, quitte également l’armée. Il possède une voiture et m’offre fort à propos d’y placer mes bagages et de faire route avec moi.


Anchantien, 10 septembre.

Ce matin, j’ai pris non sans un serrement de cœur le chemin du retour. La voiture est partie en avant, Palmer est déjà à cheval, et je dois me hâter de serrer la main aux derniers compagnons de mes jours d’épreuves. Je m’arrête encore un moment pour faire mes adieux à M. Tanaka. C’est un véritable ami dont je me sépare ; sans cesse attentif à adoucir les mesures rigoureuses de l’état-major, il a su s’acquitter, à la satisfaction de tous, de son ingrate mission.

Notre route nous mène une dernière fois à travers le champ de bataille. D’abord, les redoutes de Liaoyang, puis le village de Chiouchianpou, la position de première ligne et ses fortifications multiples, enfin le glacis de mort et la longue plaine jusqu’au Tchaho. Tout cela passe comme un mauvais rêve, nous ne quittons pas le galop, car partout dans les sorghos, des corps pourrissent. Les fossoyeurs n’ont pas terminé leur funèbre besogne ; à perte de vue, les colonnes de fumée révèlent la place des bûchers où les Japonais achèvent d’incinérer leurs morts. L’épouvantable odeur de cadavre est partout ; elle paraît nous poursuivre et courir derrière nous plus rapide que nos chevaux. Longtemps après avoir dépassé le champ de carnage, nous la sentons encore.

Avant la nuit nous atteignons la gare d’Anchantien. On y a construit un hôpital temporaire qui regorge de blessés et de malades. Le kakké fait des victimes de plus en plus nombreuses, mais les pauvres soldats qui en souffrent ne sont l’objet d’aucun soin. On ne leur accorde même pas de moyens de transport, et c’est un spectacle lamentable que les détachements de ces malheureux boitant le long des chemins sur leurs membres endoloris.

Anchantien possède de vastes hangars remplis d’approvisionnements. Ce qui m’étonne le plus ici, c’est l’absence de toute protection. Même à si courte distance de l’ennemi, on n’a laissé aucune fraction constituée : il n’y a toujours, comme garnison, que quelques modestes tringlots. Il faut véritablement que les Japonais aient bien confiance dans leur service de sûreté de première ligne ou dans l’inertie de la cavalerie ennemie. Il me semble pourtant qu’avec quelques escadrons russes, audacieux et énergiquement conduits, on pourrait faire par ici bien du mal aux colonnes de ravitaillement. Mais l’armée de Kouropatkine paraît décidée à s’incruster dans une passivité absolue.


Haïtcheng, 11 septembre.

Le seul événement qui ait marqué cette seconde étape est la rencontre à mi-chemin de la brigade de cavalerie du prince Kannin, se rendant à l’armée. Elle est fort amusante à voir. Sauf dans un peloton qui entoure l’étendard, tous les hommes ont mis pied à terre, chaussé des ouaradjis (sandales de paille) et pendu leurs bottes à l’arçon de la selle. Ces régiments sont les premiers que je vois en tenue de drap depuis que j’ai débarqué en Mandchourie.

L’uniforme de la cavalerie japonaise est le seul de l’armée qui ne soit ni simple ni seyant. On y a prodigué les couleurs les plus criardes ; tunique bleue, parements verts, brandebourgs jaunes, culottes rouges : cela fait pleurer. Ces perroquets ambulants remorquant leurs montures par la bride donnent l’impression d’un cirque en tournée plutôt que d’un régiment en marche. Les officiers se rendent peut-être compte du spectacle grotesque qu’offre la troupe qu’ils commandent, car leurs regards évitent le mien et ils ne répondent pas à mon salut.

En arrivant à Haïtcheng. j’ai la satisfaction de recevoir comme logement l’auberge « qui regarde la lune » et de passer une nuit de plus dans la chambre que j’ai habitée aux jours d’emprisonnement.


Tachichiao, 12 septembre.

Nous devions accomplir aujourd’hui notre dernière étape. Sur une carte, nous avions soigneusement relevé notre itinéraire. Il consistait à suivre la voie ferrée jusqu’à la station de Tasanpo et de Là, coupait à travers la campagne par une route menant droit à Nioutchouang.

La première partie du programme s’accomplit sans le moindre accroc. Les routes sont bonnes, le temps superbe, et nous trottons avec l’insouciance heureuse de gens qui se croient bientôt au bout de leurs peines. En chemin, nous rattrapons un wagon, traîné par des coolies, qui suit la même direction que, nous. Les passagers nous appellent ; ce sont trois attachés militaires anglais et un capitaine espagnol, qui, eux aussi, se sont mis en grève et retournent dans leur pays. Ils ont donné l’hospitalité à Grant Wallace, trop affaibli par la fièvre la dysenterie pour monter à cheval. Nous les accompagnons jusqu’à Tasanpo et promettons de leur retenir des chambres à l’hôtel de Nioutchouang, où nous nous faisons fort d’arriver avant eux.

Nous bifurquons sur un chemin excellent. Il franchit d’abord une colline escarpée du haut de laquelle nous découvrons la plaine maritime. Peu après, nous traversons un gros village où une foire a réuni toute la population des environs. À partir de ce point la route diminue insensiblement de largeur et bientôt se réduit à un sentier occupant le sommet d’une digue étroite entre deux flaques d’eau. La digue s’abaisse, se perd elle-même dans la nappe liquide où nos chevaux s’engagent bravement. D’abord tout va bien, l’étang est peu profond et le sol ferme ; mais à mesure que nous avançons, nos montures enfoncent de plus en plus. Nous pataugeons horriblement. Palmer a eu le courage de descendre de sa bête et de marcher en éclaireur, avec de l’eau jusqu’à la ceinture. Nous gagnons péniblement un îlot où sont construites quelques huttes. Sur l’assurance de leur habitants qui affirment, à grands renforts de gestes, que le terrain est praticable au delà, nous continuons notre marche. Il faut d’abord franchir un gué où l’eau monte aux genoux, suivre une nouvelle digue, et ensuite recommencer à s’embourber. Une forte odeur de marais nous renseigne définitivement sur l’impossibilité d’aller plus loin. Furieux, nous revenons en arrière et reprenons, en sens inverse, la filière de nos épreuves aquatiques. Notre seule consolation est de jeter, en diverses langues, une bordée d’injures aux misérables Chinois, dont les perfides conseils ont prolongé nos malheurs. Enfin, nous retrouvons la terre ferme et un peu plus loin la voie ferrée, à laquelle nous nous accrochons désormais.

Au coucher du soleil, nous arrivons boueux, crottés, ruisselants, à la gare de Tachichiao, au moment où en repart le wagon des attachés. Je vous laisse à penser, quels sarcasmes nous accueillent. Pendant dix minutes, ces messieurs s’étendent en variations sur l’apologue du lièvre et de la tortue.


Nioutchouang, 13 septembre.

Le trajet de Tachichiao à Nioutchouang est court. Il faut l’accomplir tout entier sur la voie ferrée, car, à cette époque de l’année, l’inondation a fait, de toute la plaine, un marécage analogue à celui qui nous a arrêtés hier.

En débouchant de Tachichiao, la ligne passe sur un pont d’une centaine de mètres. Le tablier du viaduc s’est formé de madriers transversaux, séparés par des lentes assez larges. Entre les rails, on a mis, bout à bout, un passage en planches pour les chevaux. Arrivé presque au bout du trajet, je m’aperçois que les deux dernières planches ont été enlevées. Confiant dans l’adresse de ma monture, je la tire par la bride sur la partie dangereuse ; déjà je me trouve en sécurité et mon cheval n’a plus qu’une foulée à faire lorsqu’il met le pied dans un trou et tombe, les jambes prises entre les madriers. J’ai le plus grand mal à le dégager et à l’amener tremblant et couvert de sueur sur le remblai. Par une chance inespérée, il n’a rien de cassé et pas même une écorchure.

À mi-chemin, on est en tram de rapprocher la voie à l’écartement japonais d’un mètre. Cette opération consiste simplement à déplacer un des rails sans même déboulonner les éclisses, en se bornant à enlever les tirefonds. On reporte ensuite le rail à sa nouvelle position, mesurée avec un gabarit en bois. Ce travail, aussi facile que rapide, est exécuté par des coolies chinois, sous la surveillance de contremaîtres et d’ingénieurs japonais, appartenant au service civil des chemins de fer. Sur la ligne principale, la locomotive qui, au moment de notre arrivée en Mandchourie, n’arrivait que jusqu’à Poulantien, atteint déjà Tachichiao. Dans quelques semaines, elle mettra directement en communication les ports de débarquement et l’armée.

Depuis longtemps, on découvre à l’horizon la fumée des navires ancrés sur le Liao. Enfin, voici le faubourg d’Inkéou. Je me présente au bureau des étapes, près de la station, on me renvoie à l’administrateur militaire à Nioutchouang. Laissant mon cheval au boy de Palmer, je descends la rivière en sampan, jusqu’à la concession européenne. À l’hôtel le « Mandchuria House », je trouve mes bagages installés dans une chambre retenue à mon intention.


Nioutchouang, 14 septembre.

Pour la première fois, depuis un mois et demi, j’ai couché dans un lit : je n’ai pas dormi une minute. Ce matin, chez l’administrateur, on m’a demandé quand je voulais partir.

— Tout de suite, ai-je répondu.

— Je regrette qu’il n’y ait pas de bons bateaux en partance, mais, si vous le désirez, on vous fera embarquer sur le Tsoukouchi-Marou, un vieux transport de huit cents tonnes qui retourne à vide au Japon. Vous y serez très mal, mais il part dès la nuit prochaine.

J’accepte avec empressement.

Avant de partir, je vais rendre visite à l’agent consulaire de France, directeur de la succursale de la Banque russo-chinoise avant l’occupation japonaise. Il me raconte ce qui s’est passé à Nioutchouang depuis le commencement de la querre. L’indécision des Russes à l’approche de l’armée du général Okou est caractéristique. Ils évacuèrent la ville, la réoccupèrent, puis l’évacuèrent encore le jour de la bataille de Tachichiao. La vieille canonnière Sivoutch fut armée et désarmée quatre fois, et finit par se faire sauter avec tous ses canons.

La situation du consul sous le nouveau régime est fort délicate. Les Japonais refusent de le reconnaître, répondant ainsi à la mesure des Russes qui, peu après la déclaration de guerre, n’ont pas admis des consuls américains récemment nommés à Dalny et à Antoung.

Comme consul de France, notre représentant est également chargé des intérêts russes. Ce n’est qu’au prix de longs efforts et grâce à une attitude énergique qu’il a réussi à empêcher l’occupation du consulat de Russie et des locaux qui en dépendent. Il a fait mettre sur tous ces bâtiments des pavillons français. Un quartier de la ville se trouve ainsi pavoisé de drapeaux tricolores qui le font ressembler à une commune française au 14 juillet. Le consul a prévenu les Japonais que, s’ils touchaient à nos couleurs, le ministre de France à Pékin en serait avisé sur-le-champ, et qu’un incident diplomatique des plus graves surgirait entre Paris et Tokio. Pour veiller effectivement à la sécurité des consulats, comme il n’avait pas de soldats français à sa disposition, le consul a ramassé une demi-douzaine de Sikhs des Indes en rupture d’emploi qui tramaient sur le quai de Nioutchouang et leur a distribué quelques vieux remingtons.

Une nuit, des Japonais éméchés sont venus insulter les Hindous et ont essayé de faire effraction dans un des établissements russes. Les factionnaires, qui ne connaissaient que leur consigne, ont riposté à coups de baïonnette. À la plainte des autorités militaires, le consul a répondu en invoquant le principe de légitime défense et a obtenu qu’une sentinelle japonaise montât la garde à côté des Sikhs ; de sorte qu’on assiste maintenant au curieux spectacle du drapeau français protégé par un soldat anglais et un fantassin nippon.

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À midi, j’arrive à l’échelle du Tsoukouchi-Marou, avec mes bagages. Le capitaine me refuse l’accès de son navire, prétendant qu’il n’a reçu aucun ordre à mon égard. Il faut encore courir les mille et un bureaux de l’administration la plus paperassière du globe, avant d’être installé définitivement à bord. Dans le port, à côté de nous, il y a un destroyer deux torpilleurs, un vaisseau-hôpital de la Croix-Rouge et un transport de troupes qui vient d’accoster. Les compagnies de renfort débarquent dans le plus grand ordre et se forment en ligne sur le quai, avant d’être dirigés vers leurs casernements.

Comme les cavaliers rencontrés près d’Haïtcheng, ils portent la tenue d’hiver. Ils sont tout neufs, propres et astiqués comme des mannequins de tailleur. Un jeune officier s’approche de moi ; il me demande de lui « raconter quelque chose de la guerre ».

— Tout ce que je puis vous dire, c’est que dans un mois vous serez beaucoup moins beau qu’aujourd’hui.

Cette réponse l’empêcha de prolonger son interrogatoire, et il se retira tout décontenancé.


À bord du Tsoukouchi-Marou, 15 septembre.

C’est à Modji que se rend le Tsoukouchi-Marou. Les avertissements de l’administrateur de Nioutchouang n’étaient que trop justifiés. Le vieux bateau qui me porte a trente-cinq ans d’existence, et dégage une intolérable odeur de moisi capable de donner le mal de mer aux marins les plus éprouvés. On m’a installé dans la cabine du mécanicien près du carré. J’y suis bien à l’étroit, mais il n’y a que quelques jours de traversée, et l’espoir d’un prochain retour aide à supporter bien des choses.

Ce soir, nous avons passé au large de Port-Arthur, dont les projecteurs électriques, illuminant au loin la mer, attestent que la vaillante citadelle tient encore malgré la faim, le bombardement et les assauts.


Yokohama, 20 septembre.

Me voici revenu à Yokohama, et confortablement assis dans le hall spacieux de l’Oriental Hôtel. La fin de mon voyage sur le Tsoukouchi-Marou a été troublée par un reste de typhon, qui nous a saisis à hauteur de Tsouchima, et a fait danser toute une journée comme un bouchon notre coque vermoulue. Il nous a fallu douze heures pour franchir les quelques milles qui nous séparaient de Modji. Enfin, vers le soir, nous jetions l’ancre dans le port.

J’allais débarquer, quand le capitaine me signifia de rester à bord, jusqu’à ce qu’il eût fait rendre compte de mon arrivée au bureau militaire. Ce retard m’eût fait manquer le train de Kobé. Il fallut encore une scène de protestations et de menaces pour secouer définitivement le joug de l’autorité japonaise.

Une journée de chemin de fer me mène à Kobé, une autre à Yokohama.


Yokohama, 22 septembre.

L’Australien, paquebot des Messageries Maritimes, doit partir incessamment pour la France, et je n’ai eu que quarante-huit heures à passer au Japon. Je les ai partagées entre Tokio où sont mes amis et Yokohama où j’ai à régler mes affaires. Aux moments les plus pénibles de mon voyage en Mandchourie, j’ai trouvé plus de répit que pendant ces deux dernières journées. J’ai fait hier jusqu’à quatre fois le trajet du port à la capitale, ne me nourrissant qu’avec des sandwichs absorbés en wagon. J’ai pu prendre congé de tout le monde à l’exception du bon général Mourata, dont l’appui m’a été si utile. Il m’eût été agréable de le remercier chaleureusement avant mon départ, mais j’ai appris que son fils, lieutenant dans la garde impériale, a été tué à Liaoyang, et j’ai craint que ma présence ne ravivât sa douleur.


Détroit de Chimonocéki, 26 septembre.

Le grand paquebot blanc franchit par un lumineux après-midi d’automne le détroit de Chimonocéki. Le soleil adouci baigne les collines verdoyantes qui s’inclinent vers nous et se resserrent de plus en plus, comme pour retenir le voyageur sous leurs érables rouges parmi les chrysanthèmes épanouis.

Nous franchissons la passe et quittons bientôt les derniers groupes d’îles. La côte s’estompe peu à peu et s’efface à l’horizon au moment où le soleil va disparaître dans le flots. Assis à l’arrière du navire, je contemple jusqu’au dernier instant ce Japon si étrangement unique, à la fois mystérieux et terre à terre, antique et naissant, où j’ai vu sortant des ruines du passé une puissance audacieuse et nouvelle.

  1. Point K sur le plan.
  2. Point O.