Journal d’un écrivain/1877/Juillet-août, VI

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VI

LES AVEUX D’UN SLAVOPHILE


J’ai décidé, en publiant l’an passé le premier numéro de mon Carnet, que je n’introduirais jamais ici, de critique littéraire. Mais les sentiments n’ont rien à voir avec la critique, même si on les exprime à propos d’une œuvre d’art. Je note mes impressions dans ce Carnet, et ne vois pas au nom de quel devoir imaginaire je m’interdirais d’y faire entrer les plus fortes de toutes celles que je ressens sous le prétexte qu’elles me sont venues d’une œuvre littéraire.

Cette œuvre n’est, du reste, pas à mes yeux uniquement littéraire, elle a une tout autre portée. Je vais peut-être dire une chose naïve, mais tant pis ! J’avouerai que l’apparition de ce roman s’est un peu confondue en moi avec la déclaration de guerre de ce printemps ; qu’il y a pour moi un lien entre les deux événements. Au lieu de vous moquer de moi, vous feriez mieux de m’écouter :

Sur une masse de questions j’ai des opinions plutôt slavophiles, bien que je ne sois peut-être pas un Slavophile pur. Tout le monde ne se fait pas les mêmes idées sur les Slavophiles. Pour beaucoup de nos contemporains, aussi bien que jadis pour Bielinsky, toute la Slavophilie a consisté dans le culte du kvass et du radis. Bielinsky, du reste, n’allait pas plus loin dans ses études sur la Slavophilie. Pour d’autres, et c’est le plus grand nombre, cette Slavophilie se manifeste par le désir de libérer et d’unifier toutes les populations slaves sous l’égide de la Russie. Pour d’autres encore, c’est l’union spirituelle de tous les croyants orthodoxes dans le but de donner à notre grande Russie une autorité morale assez forte pour qu’elle puisse enfin dire à l’humanité entière la parole attendue. Et cette parole sera dite en vue de l’union définitive de toute l’humanité, union universelle dont l’idée première à toujours été en germe dans l’âme des Slaves et plus particulièrement dans l’âme de notre grand peuple russe, pendant tant de siècles condamnés au silence, mais qui, à toute époque, a recelé de grandes forces pour la solution de tant de problèmes, de tant de malentendus de la civilisation européenne. C’est à cette fraction de convaincus et de croyants que j’appartiens.

Il n’y a pas lieu de s’en moquer. Cette croyance est vieille, et non seulement elle ne meurt pas, mais encore elle se fortifie chaque jour ; elle acquiert à tout moment de nouveaux fervents, ce qui forcera peut-être les railleurs à lui accorder plus d’attention.

Ce printemps, a éclaté notre grande guerre, qui est un premier vers la solution ; qui sait même si cette guerre n’amènera pas le résultat définitif. Notre but est si haut qu’il est impossible que l’Europe nous comprenne ; elle nous taxera d’hypocrite scélératesse, ne pouvant croire à ce que nous lui avons annoncé en entreprenant la campagne. Elle soutient, du reste, clandestinement nos ennemis, avant de se montrer ouvertement hostile. Oui, ce sont surtout nos déclarations qui l’ont tourné contre nous : « Le grand aigle d’Orient, disions-nous, s’envolera au-dessus du monde, vers les sommets de la chrétienté, étincelant, les ailes grandes ouvertes… » Mais nous ne voulons ni élargir nos frontières, ni soumettre des peuples ; nous voulons délivrer et fortifier les humiliés et les opprimés, leur donner une vie nouvelle pour leur salut et celui de l’humanité. Nous n’avons pas d’autre but, bien que l’Europe se refuse à nous croire. Ce n’est pas tant encore un agrandissement matériel de la Russie, qu’elle redoute, qu’une augmentation de son prestige moral qui lui permettra d’entreprendre des tâches subliment grandes. Du reste, le fait de tenter quoi que ce soit pour atteindre un but qui ne soit pas direct, matériel, paraît à l’Europe tellement extraordinaire qu’elle n’y voit que la barbarie d’un peuple rétrograde et ignare, d’un peuple plein de bassesse et de stupidité. Lui parler de recommencer quelque chose comme les Croisades, c’est la menacer dans sa prétendue grande civilisation. Voyez qui nous aime, à présent, en Europe ? Nos amis même, nos amis déclarés, avouent qu’ils se réjouiraient de nos insuccès. La défaite des Russes leur seraient plus agréable que leurs propres succès. Pour le cas où la Russie triompherait, ces amis se sont entendus entre eux, depuis longtemps, de manière à mieux profiter qu’elle-même de ses victoires.

Mais à nos croyants russes, cette guerre entreprise pour délivrer des faibles, des opprimés, apparaît comme une satisfaction donnée à leurs croyances. On sort enfin de la période du rêve, des projets vagues, pour entrer dans celle de la réalisation. Les choses annoncées commencent à s’accomplir : « S’il y a commencement d’exécution, tout ira jusqu’au bout, et nous entendrons la grande parole, que la Russie, ayant derrière elle tout le monde slave, doit dire à l’Europe. Et quelque chose a déjà été dit, quoi que l’Europe soit encore loin de comprendre. » Voilà ce qu’ont pensé les croyants, dont la foi s’est encore affermie. Toutefois l’œuvre prend de telles proportions que diverses questions inquiétantes se font jour. La Russie tire son épée contre les Turcs, mais qui sait si elle ne se heurtera pas à l’Europe, qui est autre chose que la Turquie ? « Sommes-nous prêts à subir une nouvelle collision ? » se disent encore les croyants. « L’Europe ne nous comprend pas… Nous prophétisons, nous autres croyants, que, seule, la Russie sera capable de résoudre la question de l’alliance humaine universelle sans effusion de sang, mais après qu’elle aura versé beaucoup de son sang, à elle, car, encore une fois, L’Europe méconnaît sa pensée… Oui, nous avons la loi, nous autres, mais nos paroles ont peu d’écho parfois, même en Russie. On nous répond que nous ne sommes que des rêveurs exaltés ; que nous ne parlons que de nos songes sans jamais montrer un seul fait qui justifie nos « prophéties ». Prétendons-nous que l’affranchissement des serfs, si mal compris encore chez nous au point de vue du relèvement de l’âme russe, soit une preuve de ce que nous avançons ? Ou bien sera-ce notre sentiment de fraternité inné qui prouvera quelque chose, ce sentiment qui se fortifie tous les jours en dépit de siècles de compression et malgré les sarcasmes dont on l’accable ? Nous affirmerons que tel est bien notre avis, et l’on nous rétorquera que nous ne voyons tout cela que dans nos rêves de visionnaires ; que ce ne sont pas là des faits qui puissent s’interpréter autrement que d’une manière vague et contradictoire. Et c’est nous qui avons si peu de confiance en nous-même, qui nous suspectons les uns les autres, qui voulons, nous heurter à l’Europe ! L’Europe ! Mais savez-vous que c’est pour nous une chose terrible et sainte, que l’Europe ! Savez-vous que cette Europe nous est bien chère, même à nous, les rêveurs slavophiles, à nous, qui d’après vous, haïssons l’Europe ? C’est pour nous, le « monde des miracles saints » ignorez-vous à quel point nous les aimons, ces « miracles » et combien nous vénérons les grandes races qui habitent cette Europe, et tout ce qu’elles ont fait de beau et de noble ? Ne croyez-vous pas que c’est avec serrement de cœur que nous suivons leurs destinés, et que nous voyons les nuages lugubres qui s’amassent contre elles à l’horizon ? Jamais, Russes « européens » et « occidentaux » vous n’avez autant aimé l’Europe que nous, les rêveurs slavophiles, nous, d’après vous, ses ennemis éternels ! Et nous craignons de nous heurter à elle parce qu’elle ne nous comprend pas ; nous craignons que, comme jadis, elle ne nous reçoive que l’épée tirée, nous considérant toujours comme des barbares indignes d’être écoutés. Oui, c’est nous qui demandons maintenant quelles preuves nous pourrons lui donner pour qu’elle croie en nous. Chez nous, en effet, il y a trop de chose qu’elle puisse comprendre, qui puissent lui inspirer de l’estime pour nous. Trop longtemps encore, elle méconnaîtra notre « parole nouvelle » qui commence à se faire entendre. Il lui faut à elle des faits déjà réalisés, compréhensibles pour son entendement d’à présent. Elle nous demandera : où est votre civilisation ? Entrevoit-on un ordre économique et social dans votre chaos ? Où sont votre science, votre art, où est votre littérature ?